Manuels
Si je m’évertue à raconter nos déboires prédépart, c’est qu’ils sont le fruit d’une révision poussée du voilier. Dans mes lectures de blogues de voileux, candidats au voyage, on en fait mention de ladite révision sans jamais donner de détails. Bien sûr, les propriétaires diront qu’ils ont mis un temps fou à faire cette révision, peut-être même qu’ils se sont fait chier à la mener à bout (c’est le cas la plupart du temps), mais jamais on n’est véritablement témoin de la chose. C’est donc pour rendre justice à la force (obscure) que nécessite cette révision que je m’étale.
Une vérité nouvellement acquise: “There is no such thing as a one hour (day) job on a boat!”
Aymeric en vacances au chalet avec grand-père et Lucie pour une semaine, on en profite pour avancer les derniers travaux de longue haleine, c’est-à-dire l’application d’une nouvelle peinture antisalissure (antifouling). Pourquoi changer de peinture ? Parce que celle que nous avons, du VC 17, est composée de Teflon et rien n’y tient. En soi, comme le truc est censé empêcher les êtres vivants aquatiques de coller à la coque, ce n’est pas une mauvaise chose. Par contre, le VC 17 est conçu pour les eaux froides ou bien pour les régates… Comme nous serons la plupart du temps à l’ancre aux Bahamas, notre peinture actuelle risque de nous transformer en heureux propriétaires d’un récif corallien. On suit quasi religieusement les conseils de Bernuy (L’Intracostal, le guide) qui recommande vivement le Micron CSC comme peinture antisalissure pour le sud. Pourquoi est-ce que nous pensons y mettre 4 jours ? Parce qu’il faut poncer (grinder) jusqu’à l’interprotect la totalité de notre 36 pieds ! Pauvres fous que nous sommes, ça nous a bien pris 4 jours, mais que pour poncer ! On aura tout juste le temps de mettre les dernières couches de Micron CSC avant le retour d’Aymeric. On a pas encore divorcé, mais c’est passé proche. Toute une sale aventure, une chance que nous sommes (un peu) manuels.


Laurent : « Tu n’as plus le droit de dire que nous ne sommes pas manuels. Au pire, parle pour toi ». Sérieusement, j’ai l’impression que ma tête fourmille d’idées que ma dextérité manuelle me permet rarement de mettre en pratique. C’est peut-être qu’une question d’outils… D’ailleurs, le Star 10, potion chimique censée nous aider à décaper la coque sans suer, est un échec. C’est donc en tâtonnant qu’on se lance dans la course folle des prochains jours en compagnie de Karine et de Sébastien. Fiers propriétaires d’Ambiante, un charmant voilier de 23 pieds. Ils nous accompagnent dans nos explorations pour eux aussi se faire la main. OMG, on est 4 sans gamin, c’est la fête ! Habillés en Breaking Bad (pour ma part, j’ai plutôt l’impression qu’ils ressemblent à des condoms déambulant, mais chut), Laurent et Seb travaillent avec mini-mousse (la ponceuse de maison, riquiqui) et maxi-mousse (une ponceuse tellement intense qu’il faut faire attention pour ne pas passer au travers de la fibre de verre). Ils en sont vraiment aux balbutiements de la chose : le papier à sabler n’est jamais le bon, la position est merdique et fait un mal de chien. Pendant ce temps, Karine et moi, trop bien, on termine mes réparations de gel coat (enduit gélifié) qu’il faut poncer au papier-émeri 1000. 6 heures plus tard, je ne sens plus mes doigts en sang et ce n’est pas encore terminé. Le deuxième jour, ben c’est la même chose, sauf que là je ponce avec Laurent et qu’on est seuls. Le troisième jour, yup, toujours la même merde. En soirée, on craque et on remercie avec une joie immense la déesse de la nature qui nous offre un répit sous la forme d’une pluie intense. Incapables de lever les bras sans larmes tellement ils sont lourds, le moral remonte alors qu’on savoure la tajine cocotte minute préparée avec soins par Laurent, puis qu’on jase tard dans la nuit. Souffrir rapproche peut-être les cœurs.

À l’aube du quatrième jour, thats’it, on termine aujourd’hui avant de perdre la tête ou plutôt les bras. Je commence à avoir de nouvelles montées d’anxiété à force de poncer des étoiles et des trous dans ce que certains croient être notre ancien interprotect et ce que d’autres soupçonnent être du gel coat. L’interprotect est une peinture à l’époxy qui sert d’apprêt (primer) à la peinture antisalissure dont la magie réside dans sa propriété anti-osmose. Sur un voilier en fibre de verre recouvert de gel coat, après un certain temps, l’eau s’infiltre sous le gel coat pour former des cloques. Ce processus s’appelle l’osmose. Ça ressemble à des bulles putréfiées. Moi, je ponce un béluga, Laurent, le museau d’une vache.

Vers la fin de la journée, on reçoit des félicitations ! Sergio, l’expert en peinture du chantier Gosselin, nous regarde impressionné. Il prend la peine de nous interpeller après sa journée de travail. « Ça fait longtemps que je n’ai pas vu une aussi belle job. Seul un ponçage à la main peut donner ce résultat. C’est hyper lisse. On le fait aujourd’hui au sandblast et ça ne donne pas la même chose, le nouvel interprotect va vraiment bien adhérer. » On en profite pour le bombarder de questions. Moi : « tu crois que c’est de l’interprotect ? C’est grave ou non les craques ? » Sergio : « Je n’ai jamais vu cette couleur d’interprotect, il doit dater de l’âge du voilier. Deux bonnes couches pour sceller les étoiles et ce sera parfait ». On flotte, le cœur léger et la tête enflée.

Jusqu’ici, on a réussi à travailler en symbiose. S’il y a une chose qui m’énerve profondément, c’est de ne pas pouvoir faire les mêmes travaux que Laurent en raison de ma force physique plus limitée. Je suis tout simplement incapable de faire de la gymnastique avec maxi-mousse. Mon égo est piqué et je redouble d’ardeur. Laurent dégrossit le travail et je prends un temps fou pour la finition. Il doit y avoir plus de 10 ans de couche de VC 17 en tout. Bref, c’est au moment de mettre la nouvelle peinture que les choses se gâtent. Après la pause toilette du déjeuner, on passe au magasin demander conseille à Judy et à Michael. Avec mon post-it, je pose à Judy ma liste de questions. Je veux surélever ma ligne d’eau, elle est trop basse et une belle moustache brune se dessine sur le voilier chaque année. Ma technique semble un peu étrange ; Judy me demande plusieurs fois de me répéter. Laurent me coupe à de multiples reprises jusqu’à ce que je craque. Moi, le visage rouge : « Hey, laisse-moi poser mes questions ». Je tente une dernière explication et encore une fois, vlan. Arrggghhhh. Moi : (à Laurent) « Vas regarder les anodes ! » Michael l’entraine voir ces pièces martyres qui servent à rouiller en lieu et place de l’arbre d’hélice ou bien de l’hélice elle-même. (À Judy) « Je suis désolée, ça fait un mois et demi, 24 heures sur 24 heures, sans compter la dernière semaine. Non, mais je l’aime, je le jure ». Elle rigole, vraiment : « J’ai tellement vu pire ».


En deux jours, le voilier passe de gris foncé à bleu royal (c’est laid, que c’est laid). Lorsque la première couche de peinture antisalissure s’érode, si l’on a pris soin de mettre deux couleurs, on le saura assez vite. Un autre conseille signé Bernuy. En vente l’année dernière, il ne restait que le bleu royal. Au bas prix, cette peinture vaut plus de 250 $ du gallon (plus ou moins 4 litres). Au total, avec l’interprotect et le matériel, on n’y a passé plus de 1500 $. Depuis le début, on a suivi les recommandations du fabricant à la lettre. Pour la peinture antisalissure, il faut attendre 16 heures entre les couches. Dans le sud, mieux vaut en mettre trois. Quand vient le temps de mettre les deux dernières couches de Micron CSC, du blanc requin, on est sur le cul. Le bleu royal sur les rouleaux que nous avons tenté de récupérer se mêle au blanc. Merde ! Laurent roule la peinture au max, moi je beurre épais. Comme l’efficacité est directement proportionnelle à l’épaisseur… Il est plus lent que moi et chiale, ça juste pas de bon sang. Je pogne les nerfs. Moi : « Bon ben, tu trouves ça laid. Je vais mettre la deuxième couche tout de suite comme j’ai un rouleau neuf (sans bleu) ». Il râle encore, je n’écoute plus vraiment. Ça y est, c’est pal mal gris partout et là ça explose. Laurent : « On a tout suivi et là tu viens de mettre deux couches, on a gaspillé 500 $ de peinture ! ». Il tourne autour du voilier, anxieux. Moi : « La prochaine fois que tu chialeras juste pour chialer, dis-le-moi. Comme ça, je ne tenterai pas de trouver une solution ». Je le connais bien mon chum qui est, il faut le dire, un tantinet perfectionniste. J’en rajoute : « Je vais demander l’avis de Judy et de Sergio ». Et vlan, je repars. Elle me regarde les yeux écarquillés. Mmmm, j’ai les cheveux bleu et blanc, je suis rouge et pleine de sueur sans compter l’habit-condom. Je suis encore énervée et je laisse aller que Laurent, en autiste qu’il est, pense que je viens de ruiner la job. Elle rit. Daniel, qui travaille au fond de la cour sur son trimaran depuis 10 ans, répond soudainement : « moi aussi, asperger ». Merde, la boulette. En résumé, non, il n’y a aucun souci. Le Micron CSC est la peinture qui pardonne le mieux. Si la deuxième couche adhère — c’est le cas —, c’est bon. Je sollicite quand même l’avis de Sergio : « tout est correct ». Je reviens, Laurent tourne encore. « Judy et Sergio disent qu’il n’y a pas de problème ». D’ailleurs, Judy nous dit que c’est assez, qu’il faut aller prendre notre douche et boire un verre de vin. Un grand sourire.
