Démâtage
Comme d’habitude, tout est question de compromis dans un voilier. Il y a une semaine, on devait toujours démâter au sud du lac Champlain après une semaine de voile pour s’habituer à notre destrier. Pourquoi démâter ? Parce que la série d’écluses et de ponts de la rivière Hudson ne nous permet pas de passer, notre tirant d’air (la hauteur du mât) est trop grand. Pourquoi démâter au sud du lac Champlain ? Plusieurs raisons expliquent ce choix. L’effet de tangage (roulis de bâbord à tribord) est atténué par le mat qui fait un contrepoids. Dans notre cockpit, l’espace est maintenant beaucoup plus restreint et les règles de sécurité d’Aymeric sont resserrées. Ce n’est pas chouette. Dans le cas présent, il commence à faire froid et comme il n’a presque pas plu de l’été et que certaines marinas dans le sud du lac ne sont plus accessibles en raison du niveau d’eau trop bas, ça fait quelques jours que Laurent me demande « Où et quand est-ce qu’on démâte? » Il a toujours la même technique lorsqu’il veut qu’on rectifie l’une de nos décisions. Il va me poser la même question, malgré un premier consensus, jusqu’à ce que je dise ce qu’il veut entendre. Le pire, c’est lorsqu’il n’est pas sur de ce qu’il veut entendre. Décision prise, on démâte ici chez Gosselin et on tracera rapidement notre route pour remâter une semaine après la mise à l’eau. On pourra faire les bers et puis naviguer jusqu’aux écluses sans se soucier d’arrêter dans l’une ou l’autre des marinas américaines. Ce samedi, Karine, Nico et Élio (13 mois), accompagnés d’Arthur, sont venus nous faire un coucou et surtout nous aider à confectionner lesdits supports de mât. Un ébéniste, c’est toujours le fun quand tu joues dans le bois. Karine et moi, on en a profité pour se sauver au parc, puis au bar laitier.


8 h 4 Alors aujourd’hui, voyons, qu’est-ce que j’ai fait ? Le réveil sonne, mais bon, comme depuis plusieurs semaines, mes paupières se lèvent avec le soleil. Sinon, ce sont les mouches qui ont ma peau tous les matins. Horribles bestioles dont la prolifération rend fou. Un bon café italien, des tartines de pain carré blanc au beurre d’arachide (ce n’est pas la haute gastronomie, mais c’est le seul qui ne moisit pas en une journée). On glande dans le carré, savourant paisiblement de ne pas avoir à courir au boulot ou bien à la garderie. Par contre, ben comme a toujours pas de toilette, c’est le choix entre le petit pot d’Aymeric et l’aire client de la marina à 5 minutes à pied. Je n’ose toujours pas y aller en pyjama la semaine, j’ai déjà l’impression qu’on remarque mon bikini.
9 h À Laurent : « je te laisse Aymeric, je dois télécopier les papiers de l’assurance à la marina (et en profiter pour me faufiler à la toilette) ». C’est rare, même très rare qu’on soit heureux de se faire plumer d’un tel montant, surtout en dollars américains, par une compagnie assurance. On peut dorénavant percuter un très gros (bateau) américain en toute paix d’esprit. Il y a 2 jours, lorsque la courtière a téléphoné pour annoncer la bonne nouvelle, c’était la danse de la joie. Ça y est, c’est parti.
10 h 10 Ne reste que la traite bancaire. Semble-t-il qu’Osborn & Lange n’est pas de ce siècle : aucune possibilité de payer par carte de crédit. La fête du Travail passée, la Banque Nationale de Lacolle est ouverte de 9 h 30 à 13 h 30. Génial, entre trois champs de maïs, ce n’était pas gagné. J’ai presque terminé la transaction avec la caissière lorsqu’une femme regarde Aymeric avec de gros yeux. Il est étalé par terre à mes pieds en train d’observer une bibitte. Bien sûr, elle, sa fillette lui tient bien sagement la main, collée sous sa jupe. Arrrgghhh. On court vers le bureau de poste – il faut être de retour au voilier pour 11 h, aujourd’hui on démâte. C’est bien sûr une manière de parler, Aymeric toujours aussi concentré sur ce qui l’entoure, me montre avec excitation les tractopelles, le camion-benne, le rouleau compresseur, le tracteur… Là, alors que je demande une livraison expresse pour envoyer en toute sécurité ma traite bancaire, la gérante sort de son bureau pour me dire : « madame, votre fils, svp ». Arrrgghhh, le ton condescendant de sa voix. Je me tourne pour voir Aymeric retirer une à une les cartes prépayées du présentoir et les étaler par terre. Bien sûr, il m’aide à tout remettre en place. La caissière, qui rigole, nous attend patiemment. La force obscure guette encore. Comme je n’ai aucune idée de comment va se passer le démâtage, je lui promets donc un épisode de Caillou, le petit cancéreux (ce sobriquet, je le dois à ma copine Judi). Malheureusement pour nous, c’est ce qu’il préfère. Depuis, il me dit « oui maman, d’accord maman ; elle est où Mousseline ? »
10 h 45 Toujours à la poste, on prend nos jambes à notre cou, sans passer par l’épicerie… pour rien. Le démâtage est remis à 13 h. Rien à faire, j’ai promis et je mets en marche le lecteur DVD. Laurent termine de mettre les sangles à cliquet pour sécuriser les bers du mât et je cuisine avec en arrière plan Caillou le bricoleur. Il n’y a vraiment plus rien de frais à bord, je racle les fonds.


13 h On descend à terre avec Aymeric et Peanut nous permet de jouer dans son tracteur ; c’est l’apothéose pour le petit bonhomme. En tout, Sergio, William, Peanut et Laurent mettent une heure pour s’installer puis descendre notre mât. Les images sont grandioses. La boule dans mon ventre se pointe par moments ; un bas-hauban de coincé ; le mât qui pendouille au bout de la grue. Joie, ça y est. Une autre grande étape vers la mise à l’eau de réalisée !



14 h, on se sauve à la piscine. Je sais bien que dame nature ne tire pas une ligne bien claire entre aout et septembre, mais je suis toujours surprise de cuire sous un 30 degrés après la rentrée des classes. Tous à la piscine. En chemin, on tombe sur Axel, Émilie, Théo (2 ans et demi) & Lou (6 mois), propriétaires d’un Brise de mer, voilier en acier nommé affectueusement le Vendredi 13. Une famille avec des enfants en bas âge, candidate au voyage, vite il faut en profiter. On les a rencontrés il y a quelques semaines juste avant leur départ pour le lac. Je suis sidérée et super excitée pour eux. Ils partent pour la Nouvelle-Calédonie, travailler. Émilie me raconte doucement qu’ils doivent revoir leurs plans et reporter à l’automne prochain leur voyage. Ils veulent offrir à Théo, adorable petit bonhomme qui bouge beaucoup, une année de garderie pour qu’il puisse tout simplement grandir à son rythme. Émilie : « j’imagine Théo, plus vieux, qui me dit : “maman, j’ai fait le tour du monde à voile et je ne m’en souviens même pas. Vous êtes fous ou quoi ? Vous auriez pu attendre un peu, non ?” » Merde, ça y est, je me tracasse. Est-ce que j’aurai dû attendre aussi ? Non, c’est pour nous, c’est notre projet ; Aymeric nous accompagne, en famille.

16 h Je finis par réussir à mettre Aymeric à la sieste. Là, c’est une autre question, mais la routine veut maintenant dire faire les mêmes choses. L’heure, on oublie ; l’ordre des choses aussi. Je file vers l’épicerie (donc, je me retrouve une nouvelle fois à Lacolle dans la même journée, soupire). C’est la première fois que je suis invitée pour l’apéro chez un couple de Fançais au Québec. Règle de civisme québécoise, si quelqu’un est chez toi avant le souper, tu l’invites pour le souper, c’est tout. Il peut bien sûr dire non, ça va de soi. Là, je me gratte la tête. Bon, j’ai le saucisson, les croustilles et la bière. Est-ce que je dois prévoir un souper pour ce soir au voilier, ou bien est-ce qu’on soupe chez Émilie, Yann, Maxime (16 mois) et Zoé (2 semaines) ? Je demande à Laurent, il me répond : « Aucune idée ». Merci. Elle vient tout juste de donner naissance, je ne veux surtout pas m’imposer.

18 h 30 Déjà, on arrive un peu tard. Yann et Émilie mettent Maxime au lit vers 19 h… Dans leur cuisine, alors que je déballe les trucs pendant que Yann nourrit Maxime et qu’Émilie allaite, elle me demande si on reste pour souper, elle a des bavettes de bœuf. Je rigole en lui expliquant mon dilemme. Elle me dit « je m’en doutais, j’ai demandé à Yann (il lève les épaules) ce qu’il t’avait dit. Il m’a répondu : “je sais pas, l’apéro ?” ». Qui aurait cru vivre un décalage culturel au beau milieu… d’icitte. J’aimerais bien aider, mais Yann me dit « tu es chez moi, vas t’asseoir, relax ». Oui, mais moi je fais mes nuits depuis plusieurs mois déjà (hourra). Merde, la sage-femme m’a bien dit qu’il fallait apporter un plat congelé fait maison aux nouveaux parents, non pas les regarder nous cuisiner de la haute gastronomie française. Ils ont un ami qui possède un voilier de 38 pieds dans la marina voisine qui vient se joindre à nous. Un capitaine de la marine marchande française, deux marins d’eau douce, la conversation va bon train. Je jase avec Émilie qui se fout joyeusement de ma gueule parce que j’ai réussi à me perdre dans le 10D, en route pour un magasin de tissu sur une rue imaginaire. « Je te dis (j’ai dit la même chose à Laurent, d’ailleurs), il est fermé le magasin ». Elle : « non, j’y suis allée il y a 3 semaines ». Merde. Vers 11 h, Aymeric se frotte les yeux devant les aimants du frigo. Ça fait un lustre que son copain est couché. Voilà, parents indignes que nous sommes, on rentre enfin fermer les yeux à la maison-bateau.
Demain, je le sens, la satanée pièce (le joint tournant d’étanchéité) va arriver.