Ça pue des pieds

Merde que nous sommes mal organisés. La veille de notre départ d’Aylmer, vers minuit, on regarde encore avec Laurent sur le web comment changer des varangues. Rien sur les supports de plancher, à croire que le truc n’existe pas. OK, ça a d’l’air relativement simple, c’est-à-dire enlever la varangue, sauver celle-ci pour en faire un gabarit, stratifié le nouveau morceau de bois (en contreplaqué de bois marin, rien de moins) avec de la fibre de verre et puis enduire le tout d’un enduit gélifié (gel coat). Mmm, c’est quoi du contreplaqué marin et ça s’achète ou au juste ? Le web révèle une agréable surprise. Le BRM Napierville, à 15 minutes du voilier, peut nous en vendre. Il s’agit d’un contreplaqué de sapin de Douglas, présent en Colombie-Britannique, qui comporte une colle plus solide et dont les trous sont comblés par une pâte.

 

Notre périple dans le monde de la construction commence mardi après-midi chez Canadian Tire pour l’achat des outils. Ben oui, on n’a rien pour les découper, les varangues/supports de plancher. Ça nous prend aussi la fibre de verre… en tissu croisé ou bien en fibres superposées ? Aucune idée. On prend les deux. De la résine de polyester ou de l’époxy ? L’époxy à l’avantage d’être imperméable, mais rien n’y adhère, ce n’est donc pas très esthétique. La résine de polyester doit être bien protégée avec de l’enduit gélifié sans quoi elle est poreuse et hydrophile. On opte pour la première. Une fortune plus tard, en route pour trois heures de voiture vers Saint-Paul de l’île aux Noix, nous avons un nouveau Dremel et tout le nécessaire pour commencer dans la joie nos réparations.

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Réveil brutal le mercredi matin. Le hic avec la fibre de verre, c’est la tonne de poussière qu’elle produit lors de la découpe. On colle partout dans le voilier des sacs de poubelles pour « protéger » nos meubles et coussins. La toilette, notre chambre et celle d’Aymeric sont scellées. Bien sûr, on oublie que nos effets personnels les plus importants pour suivre à cette semaine sont derrière la/les portes. Au final, nous avons donc une serviette de bain pour nous deux. Laurent n’a que ce qu’il porte (oui, vraiment) et je n’ai pas tous mes produits pour me laver. Oublions les oreillers. Une chance que de justesse, je mets mon sac de couchage dans la chambre d’Aymeric. On n’y accède que par le hublot maintenant. Je dis de justesse puisque Laurent, anxieux, veut commencer au plus sacrant les travaux. Moi : « Mais le devis justifiait les heures de mongol exigées par la nécessité de bien protéger les surfaces et le nettoyage qui vient après les réparations ». Laurent « Ce que tu fais me paraît inutile, la poussière ne se dépose pas sur des surfaces lisses verticales ». Erreur. Arrrggghhhh. Le stresse monte, le poisson drogué en plastique jaune d’Aymeric vole très près de ma tête pour atterrir dans un bac.

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Bon, après une courte réflexion, on commence par les varangues/supports de plancher du fond. Elles sont moins importantes. Conséquemment, c’est moins grave si on foire l’opération. C’est pour le moins difficile. Ça ne veut juste pas décoller et on se tape la tête sous la table du carré dans l’endroit le plus exigu du voilier. C’est le début, le moral est toujours là. On rame et on avance tant bien que mal. On peut enfin s’attaquer à la grosse varangue, l’arrête principale devant l’escalier de la descente, celle juste devant le moteur. Merde, le Dremel passe comme dans du beurre et une odeur de petits pieds envahie rapidement le carré. C’est du bois en décomposition, noir de diésel qui nous attend. Euh, semblerait que le con/condescendant avait plus que raison. Bon ben, direction BMR. On revient avec notre contreplaqué sur le toit de la voiture, stressés que le truc s’écrase sur la route ou pire… Ça prend aussi de nouveaux outils pour notre Dremel, je ne suis pas douce avec la chose. De retour, je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de Laurent, mais il investigue le dessous de l’escalier, juste devant la varangue/support de plancher. Je me souviens que le devis ne le mentionnait pas, mais que Martin Gosselin m’avait dit qu’il fallait changer la planche sous l’escalier. Et là, la boule de stresse dans mon ventre prend de l’ampleur. Sous l’ancien enduit gélifié qui s’arrache en lambeaux, ce qui était jadis une planche en bois est aujourd’hui un amoncèlement de bois moisi. On n’a pas encore touché le fond du merdier. Je capote et tente de me rassurer. Résultat, appel à l’expert n.2 pour avoir son avis. Lui : « La planche est-elle pourrie ou bien mouillée ? Attendez, je vais passer demain matin ». Soupirs de soulagement.

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N.2 « Elle est pourrie, il faut découper jusqu’à la matière saine pour y attacher la nouvelle planche. Ça va, c’est facile, vous avez déjà du contreplaqué marin ». Je veux le payer, rien à faire. Laurent allume : « Eille, on a une ancre Bruce, en aurais-tu de besoin ? » N.2 : « Oui, justement, je cherchais une deuxième ancre. Super l’échange de bons procédés ». Pendant ce temps, je me rends voir le conseiller technique chez Gosselin. Moi : « je ne sais pas pourquoi, mais sur les rebords de la varangue/support de plancher, la fibre ne veut pas coller et il y a des bulles d’air ». Stéphane : « C’est normal, elle ne peut pas plier à 90 degrés, il faut faire un bel arrondi ». Merde qu’on se sent cons. On n’y connait juste rien à la fibre de verre. Ça nous paraissait tellement évident qu’on n’a fait aucune recherche. Une chance que Laurent n’a toujours pas découpé la principale varangue ni la planche sous l’escalier. Rendu au jeudi, l’intérieur du voilier est crayeux, on tousse en raison de la poussière de la fibre de verre. Nos mains piquent un truc de fou à cause du durcisseur et on en a marre. On aimerait de l’aide, mais c’est un tel bordel qu’il est impossible de toute manière d’être plus de 2 dans le chantier. On veut juste voir la fin des travaux. Et là, l’épée de Damoclès tombe. En remontant de la planche de l’escalier, on arrive devant la pan du moteur. C’est la pièce névralgique qui compose à la fois le support du moteur et la partie creuse sous le moteur qui sert de récipient en cas de fuite de diésel, d’huile, etc. La nôtre était impeccable. Ce qui lentement devient une évidence même, c’est que le trou d’une vis non scellée dans la pan a permis l’infiltration de liquide (eau, liquide de refroidissement, diésel) depuis des années et donc causé une détérioration massive de la fibre de verre et du bois. C’est la raison pour laquelle notre varangue/support de plancher était délaminée. Je pleure, en boule devant notre moteur.

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En sortant de ma torpeur, j’appelle l’évaluateur n.2 qui ne répond pas. En désespoir, je me tourne vers Gosselin. Stéphane, le conseiller technique, me dit de faire une carotte (un échantillon) du bois de la buchette devant le moteur et une autre devant les supports du moteur. Mon désespoir grandit. La première ressemble à un tas de bois pourris. Soulagement temporaire, la seconde est saine. Dans l’éventualité où la seconde carotte aurait été également pourrie, il fallait faire gruter le moteur pour refaire complètement son support. Juste à y penser, j’ai le gout de vomir. C’est ma réaction au stresse intense. D’ailleurs, depuis deux jours, je ne mange presque plus rien, toujours prise d’un mal de cœur qui me nargue. Ça roule en boucle dans ma tête « peut-être que tu ne pourras pas partir ». Bon, on fait quoi avec la pièce de bois pourri devant la pan ? Faut-il enlever la buchette ? Juste couler de la fibre de verre avec de la résine et combler la multitude de fissures ? Est-ce le fond de ce merdier ou non ? Je m’écroule, je pleure assise sur un sac de poubelles sale. Laurent reprend le relais du support moral, mon rôle en temps normal. « Ça va aller ». Une chance qu’on n’est pas tous les deux dans mon état d’esprit… Pour se sentir mieux, il se dit tout haut « bon, on peut le vendre tel quel, comme ça ». Ça me plombe ! Non, je n’ai plus d’appart, pas de job et je pars en voilier cette année. Merde.

 

Décision prise, on enlève les couches successives de fibre de verre sous le moteur pour remonter jusqu’à la source, le trou de la vis. Elles sont dans un état lamentable, gluantes. On retrouve des rivières souterraines de diésel. Ça pue, c’est horrible. Le mélange des odeurs des produits chimiques me monte à la tête. Le Dremel devient mon ami après des heures accroupies devant mon moteur. Je dénude le support et la pan à la recherche de fibre saine et réalise vite fait qu’il est délaminé. Le diésel a fait décoller la fibre de verre originale, le bois est imbibé. Lavage à l’acétone oblige, entre deux grandes respirations pour calmer l’angoisse. Je ne suis juste plus capable, on est invité chez de nouveaux amis habitants de Saint-Paul. Des Français avec un gamin de 16 mois, plus grand qu’Aymeric. Moi : « Laurent, je dois voir des gens, refaire le plein d’énergie pour demain, OK ? » On y va.

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Ça y est. Notre nouvelle peur maintenant, c’est que l’évaluateur n.3 n’accepte pas nos réparations et exige que se les retapes ou pire qu’on grute le moteur. On fait donc tout dans les règles de l’art, du moins celles qu’on connait. Je termine de préparer les surfaces sous le moteur, Laurent conçoit la nouvelle buchette. La journée est dédiée à la pose des varangues/supports de plancher du fond et à la pose de l’enduit gélifié. Il faut faire quelque chose pour avoir le sentiment que ça avance, c’est notre planche de salut. Dans un moment de fatigue, après le diner, il me dit « je savais cris pourquoi on ne voulait pas les faires ces réparations. Checke ça, le plancher ne va même pas faire sur nos nouveaux supports ». Je le bloque, fais la sourde d’oreille. Je suis moi-même exténuée et dans un moment de folie, j’ai l’énergie du condamné. Je tente de tout finir pour pouvoir terminer en avant-midi demain et aller chercher Aymeric à Aylmer. Il me manque terriblement. On réussit à poser la dernière varangue. Il ne reste que le moteur…

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Après une nuit mouvementée, le réveil sonne à 7 heures. Aujourd’hui, on doit poser buchette et mettre l’enduit gélifié sur la nouvelle partie de la pan et du support de moteur. J’ai les mains qui piquent, massacrées par les produits. Mon moral vacille dangereusement. Au final, ça prend trois étapes pour réussir à poser la buchette comme il se doit : 1. Remplir toutes les craques dans le bois avec de la potée (mélange de résine et de fibre de verre) puis les recouvrir de fibre tissée. De cette manière, si une nouvelle fuite survient, le devant du support moteur ne sera jamais en contact avec la buchette; 2. Poser buchette et venir consolider les joints entre le devant et la buchette avec de la potée ; 3. Recouvrir la buchette de trois épaisseurs de fibre de verre. Entre les étapes, je dois marcher puisqu’être accroupie pendant 1 heure 30 me cause des douleurs atroces aux jambes. Plus la job avance, mieux je me sens. J’arrive même à manger un peu, mon estomac se dénoue. Super gentil, Laurent m’assiste de derrière et me signale les trucs que je ne peux voir, n’ayant pas assez de recul. On s’aime et on fait la super équipe, j’en suis encore émue. Pendant toute la semaine, on a fait la paire. Ça nous a même rapprochés ! Cerise sur le sundae, j’ai le temps de mettre l’enduit gélifié avant de partir pour Aylmer. J’ai la gratouille, les mains pleines de gales et je redoute maintenant la venue de l’évaluateur n.3, mais il n’y a rien que je peux faire.

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