Southern grace
Belhaven (East Lake, Black Water Creek, Chesapeake) – Portsmouth, Virginie
Départ le 18 juin – arrivée le 23 juin 2017
53; 51; 15; 10 milles nautiques
Pêche miraculeuse
Depuis quelques jours, on trace notre petit bonhomme de chemin avec le voilier Baila dans les marécages de la Caroline du Nord, goutant à la culture singulière du sud où des paysages à couper le souffle côtoient Dieu et certains prédateurs. Baila nous a rejoints depuis Cape Lookout ; après un mois, les retrouvailles furent festives ! Ancrés ensemble au tournant de l’Intracostal, notre regard éberlué se porte vers un minuscule crevettier qui pêche crabes bleus et crevettes sous un châle de bruine. Brad, grand habitué de la cuisson des crabes bleus, spécialité culinaire de la Chesapeake, est stupéfait quand la dame à la barre du crevettier nous accoste et nous offre avec charme quelques spécimens. Mais plus encore, en regardant Brad se gratter la tête, on comprend que cette dame révolutionne sa méthode de préparation. La voir arracher les pattes du crabe, toujours vivant, puis lui ouvrir l’abdomen pour réduire l’espace que chacun occupera dans la marmite, me laisse interdite.

Un peu plus loin dans l’encrage, une compagnie locale vend des crevettes que ses bateaux récoltent sous la nuit étoilée, fruits de leur dur labeur. On nous a priés de revenir le lendemain, Miss Samantha n’étant pas de retour de sa dernière sortie en mer.



Chasseurs d’orages
La météo locale nous oblige plusieurs fois à changer nos plans. Non seulement on est pris à quelques reprises au milieu de trois voire de quatre fronts orageux, mais il faut aussi repenser les ancrages en fonction des grains de nuit. Le tonnerre, la foudre et la pluie, drue, sont le lot de ses derniers jours. Comme il n’y a aucun réseau internet — on a finalement pigé que notre distributeur considère que la populace locale est insuffisante pour justifier l’établissement d’un réseau de tours dans les parages —, impossible d’avoir un relevé météo autrement qu’avec notre VHF qui ne fait que cracher l’arrivée imminente de squalls et de thunderstorms. On a bien squatté le wifi de la bibliothèque de Belhaven, fermée en ce dimanche de la fête des Pères, pour avoir une mise à jour météo à peu près correcte.


On a profité de la journée pour découvrir le petit village qui annonce fièrement être le berceau de l’Intracostal. Le seul resto ouvert propose un buffet de plats locaux et de fruits de mer — Laurent rigole, il sait comment je déteste les buffets. Les habitués des lieux sont tirés à quatre épingles, ma foi. Depuis notre retour à la civilisation, comme disent les demoiselles de Baila, on se sent crasseux. Notre accoutrement devra faire l’affaire. De toute manière, on n’a nulle part où prendre une douche. Au moment de quitter le petit café, on passe aux w.c. avec Aymeric qui m’a clairement averti « j’ai besoin de bouger mes jambes ». Une petite fille et sa maman se parlent à voix basse dans la cabine adjacente à la nôtre. Tout à coup, j’entends la fillette lui murmurer « they speak Spanish… » Je ne peux m’empêcher de lui répondre, agenouiller devant la cuvette, « No, we speak French ». Ouvrant nos portes respectives simultanément, la maman sourit. La fillette regarde le plancher et refuse de répondre à nos salutations. Rien de grave, bien sûr. Par contre, j’en conclus que les francophones sont encore plus extraterrestres que les hispanophones!


Si l’on réussit à lever les voiles un tout petit laps de temps pour sentir le vent sur notre visage, les grains nous font vite redescendre sur terre. Il faut affaler les voiles, maintenant ! À quoi bon posséder un voilier, si ce n’est pour entendre le bruit lassant du moteur diésel pendant 10 voire 12 heures par jour ? Laurent n’en peut plus de ce bourdonnement incessant, lassant à en devenir fou. Les couteaux volent bas à bord. Notre retour et les réflexions qu’il suscite sont en partie responsables de nos humeurs maussades, mais il y a plus. L’inconfort physique gruge nos nerfs déjà à vif. Les hublots sont fermés ; la température intérieure atteint quotidiennement 33,5 degrés Celsius. Il faut fermer les rideaux pour diminuer l’effet de serre dans le carré et les cabines. J’ai l’impression de vivre dans une grotte puante et non aérée. La moindre brise est une douceur inespérée. Impossible de dormir, nos corps moites ne trouvent pas le repos. Dans un mouillage rouleur, le cœur au bord des lèvres, la nuit est longue, très longue.


Au manque de sommeil qui s’accumule s’ajoute l’impossibilité de se baigner pour nous soulager de cette chaleur accablante. Dans les eaux saumâtres des marécages défilent des méduses aux longs filaments. Je ne tarde pas à tirer ma leçon ; elles sont urticantes ! Sur ma cuisse, la marque imprimée dans ma chaire témoigne de cette rencontre non souhaitée. Merde que ça fait mal ! Je suis roulée en boule sur la jupe arrière, tellement heureuse que ce soit moi et non Aymeric qui souffre de la sorte. Il s’apprêtait justement à sauter à l’eau. Ne jamais mettre d’eau fraîche sur la blessure, mais du jus de citron ou bien, pour les plus intrépides, de l’urine. Yup. C’est très déconcertant, mais la sensation de brûlure est assez rapidement neutralisée.



Je n’en peux plus ! Mais si, la plaisance, c’est plaisant dixit Laurent. C’est gris, c’est moche. Chacun n’a plus une once de patience ; de brèves et épiques chicanes puériles s’enchainent. L’enfer, c’est les autres, non ? Certes, on n’est pas au bord du gouffre, loin de là. C’est difficile, c’est tout. Plus je m’évertue à être faussement de bonne humeur, plus j’ai l’impression qu’on s’engonce dans la merde. La liste des tâches domestiques s’allonge… on n’a plus de sous-vêtements propres, on pue…


L’Intracostal nous taraude ; allons passer quelques jours salvateurs à Portsmouth. Ironiquement, on a décidé de ne plus rentrer sur MTL au plus sacrant… au contraire, ce sont nos vacances d’été qu’on passera sur la baie de la Chesapeake. Le retour est prévu pour les derniers jours de juillet. Je n’ai qu’un seul regret. Comme on démâte à Catskill, le mât couché, on va se rendre sur la Richelieu et sortir le voilier de l’eau dès notre arrivée. Impossible d’inviter quelqu’un à bord sur le lac Champlain cette année.


On aurait dû arriver hier sur Portsmouth, fuyant la tempête tropicale Cindy qui s’est formée cette semaine dans le Golf du Mexique. Que nenni ! Quand j’ai joint à la VHF l’opérateur du pont Great Bridge, vers 9 heures du matin, il m’a signalé tout bêtement qu’il n’ouvrira pas le pont avant 19 heures le soir. Pardon ?! Depuis une semaine, le pont ne bascule manuellement qu’à 6 heures du mat et à 19 heures du soir puisqu’il a été frappé par un éclair. Toutes les marinas des environs sont au courant, il y a juste coconne dans les marais qui l’ignore. De surcroit, on se fait appeler par un trawler qui veut savoir s’il reste de la place au quai municipal pour y passer la nuit. Oui. « Thank you and God bless you! »
