Nu comme un ver
Sandy Hook, New Jersey — (Bear State Parc Mountain; Duck Cove ; Catskill) Mechanicville, New York
Départ le 14 juillet — arrivée le 19 juillet 2017
57 ; 53 ; 4,5 ; 46 milles nautiques
Avant de quitter la Marina Falk, j’ai dit à Laurent, « common chéri, on se botte le cul et on rentre ». Il l’a pris au pied de la lettre. On a mangé des milles nautiques pour déjeuner, pour diner et pour souper. Oublier le livre le Secret, s’il y a bien une chose qui doit être lue avant le départ, c’est l’ouvrage colossal (non pas par son nombre de pages, mais pour la précision de ses détails) de Bernuy. Jamais je n’oserai dire que l’élève à dépasser le maître, mais je me permets d’ajouter mon propre grain de sel. Luc écrivait il y a plusieurs années de cela une vérité à ne pas oublier, le voyage commence dès le départ du lac Champlain. Ce qu’il s’est retenu de préciser, c’est que le voyage ne prend fin qu’au lac Champlain ! « Prépare-toi, petit garçon, elle sera longue l’expédition » ; impossible de croire qu’elle se boucle en moins de 10 mois. Prévoir la caisse de bord en conséquence.



J’ai donc eu New York à mes pieds sans la moindre envie de m’y arrêter. Fait cocasse s’il en est un, la seule et unique fois où j’ai été prise d’un mal de mer qui s’est terminé par-dessus bord, c’est au coffre d’amarrage de la Marina de la 79 th avenue. Sandra (Amanoka) m’a de toute manière écrit pour me dire que les coffres destinés aux transients avaient été retirés pour entretien. Avec plus de 50 pieds de fonds et de la houle de 4-5 pieds, disons qu’un ratio d’ancrage de 2/1 de chaîne sur le fond n’a rien de rassurant.



J’apprécie, en temps normal, tous sports nautiques. Vla-tu pas que sur les berges de la grande pomme, des cinglés font de kayak ou bien de la stand up paddle board. Processus d’élimination darwinien ? D’accord, je ne suis pas correcte, mais entre la crainte de se taper un cargo, une barge, un billot de bois, un transbordeur du Staten Island, un Water Taxi, des motomarines, des mégas yachts, le shérif, etc., notre plus gros souci, ce sont des acrobates de la vague sur leur embarcation de fortune.

Dernière séance d’effeuillage pour dorénavent, aujourd’hui nu comme un ver. Dans sa planification journalière, Laurent avait calculé deux jours pour se préparer à démâter. Au détour du chenal, entre deux compagnies productrices de ciment, on s’est acharné à descendre et plier les voiles dans un vent de plus en plus fort. Le vent, quand tu le cherches il est aux abonnés absents et quand tu le fuis, il forcit et te cherche des noises. Comme la tâche de mettre toute l’épicerie au frigo m’appartient, mon niveau au jeu de Tetris se porte, ma foi, plutôt bien. J’ai passé quelques heures dans le coffre arrière pour réaménager chaque racoin afin d’y ranger nos voiles. C’était un dimanche. En soi, ce fait est insignifiant. Sur la Hudson, la plaie des voiliers, les cruisers, sont à nouveau légion. En me pétant la tête sur la paroi, je me suis demandé s’ils savent que leur traînée va nous faire rouler quelques minutes. Comble du ridicule, ils nous envoient la main, bon enfant.

J’ai rarement eu la sensation de m’observer, comme si je quittais mon corps un bref instant, observant ses faits et gestes. Ce soir là, alors que l’orage gronde à l’horizon depuis quelques heures, je me penche pour mettre les I–Pad et l’ordi dans le four quand soudain, j’entends une voix résonner dans ma tête « mais qu’est-ce que tu fous ? » C’est dire comme c’est étrange d’enfourner ses appareils électroniques sur sa plaque à biscuits.

S’il y a une chose qui va me manquer, c’est l’intensité de vivre une peur comme celle qui coulait dans les veines de nos ancêtres australopithèques aux aguets des lions dans la savane. Ce n’est pas du tout anodin de dire que tout live-aboard doit accepter qu’un jour ou l’autre, sa maison se retrouve dans un autre coin du mouillage, qu’un éclair puisse potentiellement percer un trou suffisant dans la coque pour causer le naufrage du bateau. L’adrénaline qui m’envahit en voyant les gerbes de lumières que m’offre cet orage n’a rien à voir avec la crainte que ton patron n’ait pas pris son Nescafé ce matin. Choisir la fuite ou la bataille est bien réel, tout comme les conséquences de ce choix. Cette peur ne se couvre pas d’artifice ; elle me noue l’estomac et sonde ma personne au plus profond de mon être. Cette trouille est sans pareille, intransigeante, de haut voltage, elle anime les corps et saisit les esprits d’effroi. Pendant de brefs moments, je me suis retrouvée, moi aussi, dans la savane.

Une amie rencontrée sur Beaufort, Victoria sur Maeli, m’a lancé comme ça, « les gens dépensent des fortunes en livre soi-disant pour apprendre comment vivre dans le moment présent. Qu’ils s’achètent un voilier, ils en auront pour leur argent ».
Quelqu’un peut me dire pourquoi un illuminé a eu l’idée de nommer une ville le tueur de chats. Démâter à la marina Riverview marine service située à Catskill aurait dû nous prendre deux grosses heures. Lassé, on en a eu pour toute la journée. On y avait laissé nos supports de mât à l’automne, espérant comme des cons les récupérer cet été. La marina offre aux proprios de voiliers de ranger derrière le cabanon leurs supports en y inscrivant la date du retour. Bien sûr, ils vérifient très peu le nom écrit à l’encre indélébile sur la planche de bois qui fera office de support. Amanoka a bien retrouvé les siens ; comble d’injustice, on a vu ceux de Xalya ! C’est notre pote Nico, menuisier, qui a fabriqué les nôtres, probablement les plus solides de la pile de bois.

Laurent cherche déjà sa victime, le pauvre proprio qui, de retour, devra lui aussi faire « payer au suivant ». Notre cockpit est étroit et, sans arche, les supports de bois doivent être très solides. En chuchotant, on s’envoie des piques « tu ne peux pas prendre le support de quelqu’un d’autre ? C’est le free-for-all, il faut qu’on démâte. C’est clair que j’en prends un ! » Il y a une quincaillerie… Je dois avouer défaite. Merdouille, on n’a pas de voiture ni le temps de construire des supports, sans compter qu’on n’a pas les plans. Je me sens mal à l’aise, cachée derrière le tas de bois. Bien sûr, il fallait qu’à ce moment précis, Jacques, l’ancien proprio de dorénavent arrive à la marina comme équiper sur le voilier d’un de ses copains. Je suis rouge. Après les salutations, il me dit « mon copain a vu dornéavent à vendre sur Facebook, c’est vrai ? » J’ai l’impression d’être subtilement accusé de laisser mon gamin dans un orphelinat… Euh oui. Jacques, je l’aime bien ; c’est un septantenaire qui a toujours le vent dans les voiles.
Vlam dans les dents de la décence, les supports de mâts d’un voilier que je ne nommerai pas sont enfin placés et prêts à servir. Seul soulagement, ils reviennent en 2018 ; ils pourront alors se servir dans la pile de l’année prochaine… J’ai honte.

À deux heures de l’après-midi, le soleil darde ses rayons ardents et on crève sur le pont. Je me demande subitement si Laurent a eu le temps de prendre une douche quand je réalise qu’il sut abondamment. J’ai commencé aussi quelques tâches en vue du retour et c’est sens dessus dessous à l’intérieur comme à l’extérieur. Laurent, en grand décalage culturel, enchaîne des fucking shit au lieu d’une litanie de putain quand nos ridoirs (c’est la pièce de métal qui retient les haubans aux cadènes. C’est encore pas clair, non ? Alors, c’est le bout avec lequel les fils de métal qui partent du mât sont attachés à la coque) demeurent grippés et refusent de tourner. J’ai aussi droit à un regard killer comme je suis au quai à prendre des photos et non sur le pont à jouer au chien dans une allée de quilles. Ça y est, finalement, Optimus Prime, la grue, descend notre mât. On pourra enfin décrisser au dock, libérer l’espace sous la grue et respirer.

Quand tu fais une promesse, il faut la tenir. Comme Aymeric a mangé avec nous les milles nautiques, il est hors de question de ne pas profiter du superbe parc de Catskill. Aymeric me dit maman, pourquoi ils sont verts les enfants. Un camp de vacances de petits garçons juifs hassidiques au t-shirt vert fluo a soudainement envahi le parc de jeux. Des gamins portant la kippa et un foulard de prières courent dans tous les sens. Bic les regarde, émerveillé. Alors qu’on joue à la voiture Flash McQueen, le responsable, tout religieusement vêtu, demande à Aymeric son nom et me dit, tout bonnement, qu’il est bien charmant. C’est la première fois que j’échange quelques mots avec un juif hassidique. Lors de ma dernière tentative, la dame a rattrapé son enfant puis a fui d’un pas lourd. Ça fait du bien les voyages. Sabbat Salom !


Au moment d’écrire ces lignes, la première écluse approche. Aymeric fait de la cuisine, c’est-à-dire qu’il a un sac de plastique sur la tête pour imiter le chef cuisinier de Ratatouille. Il mélange des haricots rouges, de la pomme verte et de la cassonade. Un peu d’eau et ma table de carré est caramélisée sous l’effet de la chaleur ambiante. L’année dernière, les écluses, ça a été dur. Moment de grande tension, le ciel risque de s’abattre sur nos têtes… Sur le canal 13, aucune réponse du lock master. Étrange. La porte de l’écluse finit bien par s’ouvrir après quelques ronds dans l’eau. On se creuse le ciboulot ; c’est quoi encore la meilleure technique pour les amarres ? Les deux, la proue et la poupe, dans le chariot des écoutes de génois et à la bonne heure. J’ai fait tellement de ponts que je suis rouillée dans une écluse. À la deuxième, on me demande notre numéro d’enregistrement. J’apprends que cette année coïncide avec l’anniversaire de la première peltée de terre pour la construction du canal Champlain. C’est gratuit.

