Falk’s Marina
Annapolis, Maryland – (Bohemia River, Cape May), Sandy Hook, New Jersey
Départ le 10 juillet — arrivée le 12 juillet 2017
48 ; 72 ; 120 milles nautiques
Il fait soudainement un temps de canard, le brouillard matinal masque à l’horizon les gratte-ciels de Mahantan. Ils y sont bien, aucun doute. Le symbole de notre retour imminent. Aujourd’hui, sous la pluie fine, le New Jersey doit bien ressembler à Montréal, maussade depuis le printemps. Laurent a daigné mettre des jeans. C’est tout dire. On n’a plus vu de maringouins, mais on s’acharne à faire tomber comme des mouches tout ce qui s’apparente à la famille des muscidés et qui envahie notre carré par centaine. Avec des gestes dignes d’un maitre kung-fu, je brandis notre tapette électrique ! Malgré la température, le retour et les envahisseuses, le moral est bon.
Je ne sais si c’est la fatigue des derniers jours, mais disons qu’on a fait quelques belles bourdes du type qu’on ne s’était jamais permis. La corde au cou, c’est le cas de le dire. En fait, en mer, au départ de Cape May, on a tergiversé assez longtemps à savoir si l’on montait ou non la grand-voile au mouillage. C’est tout bête, mais j’avais commencé la manœuvre quand on en a décidé autrement. J’ai oublié de resserrer la drisse (la corde qui permet de monter la voile sur le mât). Résultat, debout au vent, à la sortie du chenal, la drisse de grand-voile s’est prise dans le feu de mi-mât. Avant cette traversée en mer, on n’a pas eu à attendre une fenêtre météo favorable. Comme il n’y avait pas de vent avant plusieurs jours et que les yi-ya de la base des Coast Guards sont toujours aussi pénibles qu’à l’automne, on a décidé de partir au plus sacrant. Bref, en mer ce jour-là, il n’y a pas de vent, mais une houle bien présente. Laurent essaye tant bien que mal de déloger la drisse, sans succès. En haut, en bas. En haut, en bas. Il faut trouver un moyen de prendre de la hauteur… En acrobate sur le mât, un pied sur la bôme, je m’accroche entre le roulis des vagues pour soulever la drisse. Merdouille, je suis trop petite. Laurent a bien grogné, il ne faut pas se faire d’illusion. Il prend le relais avec la gaffe et c’est parti pour notre dernière nuit en mer !

Ce fut sans doute la nuit la plus calme et je pourrais même dire la plus plate. Aucun moyen de faire de la voile, le vent arrière était trop faible. Le capitaine a réussi à dormir hors quarts, j’étais sidérée. La tête dans le cul après deux toutes petites heures de sommeil, je peinais à ouvrir mes paupières et à lever mon corps de ma couchette pour prendre le relais.

Encore une satanée corde. Le ciel menaçait de s’ouvrir pour laisser tomber sur nos têtes ahuries un déluge sans pareil. WinderFinder prédit de la pluie à qui mieux mieux. En cette journée, la météo locale lui donnait raison. Avertissement d’orages et de pluie abondante. Ancré dans la baie de Sandy Hook après une nuit en mer, ça a été vraiment rebutant de se rendre, en début d’après-midi, de l’autre côté de la baie à la marina de Atlantique Highlands. Grand bien nous en fasse, on a pris une douche !
La corde, oui la corde. Alors, en quittant la marina le lendemain pour retourner nous ancrer au même endroit que la veille, on laisse les amarres de l’annexe à une bonne distance de la jupe arrière. C’est toujours le cas lorsqu’on se rend au quai de service. Ça permet une meilleure manœuvrabilité du voilier et « sauve » l’annexe d’être râpée contre le quai. Au moment de s’ancrer, je perds le contrôle de la barre à roue, comme si le pilote automatique venait de prendre subitement la relève. « Laurent, je ne comprends pas… » Je n’ai pas fini ma phrase que j’entends putain. Il y a très peu de vent. À la proue, Laurent m’a demandé une marche arrière pour faire culer le voilier et ainsi étaler la chaîne au fond de l’eau. Bien sûr, ce n’est pas le pilote automatique. L’amarre de l’annexe est prise entre le safran et le voilier ! Je prie silencieusement « pas l’hélice, pas l’hélice ». Il aura suffi à Laurent de sauter dans l’annexe (merdouille que je le trouve sexy quand il fait des moves commando-style) et de tirer un bon coup. Je suis démise de mes fonctions pour le reste de la journée et dieu en soit loué. Je retourne me coucher.


On est maintenant sous ration ; la dernière épicerie remonte à Annapolis. Annapolis, terre sainte de la voile où se rencontrent deux mondes, celui des live-aboards et des terriens. Brad, capitaine de Baila, venait de frôler son quai, son port d’attache. J’ai su entre les branches que les filles, dans l’euphorie du retour, sont tout à coup devenues mi-figue mi-raison. « This is it. This is the end! » C’était bien le retour du fils prodigue, celui qui a passé un an en mer avec femme et enfants. Je remercie le ciel que nous soyons arrivés quelques heures après Baila. Déjà, le moment me paraissait tellement émouvant, intime, chargé d’émotions que je me sentais quelque peu de trop.

dorénavent a passé quelques nuits au coffre d’amarrage de la marina Falk. C’est de loin le plus généreux des accueils que nous ayons reçus. Parmi ses nombreux services eau ; voiture de service; petit train vert pour gravir le terrain, ma foi, très pentu ; salle de repos ; jouets en tout genre ; cuisine. Madame Falk, artiste très reconnue dans la région, expose plus d’œuvres d’art sur ses murs que certains musées. Pour sa part, Dr Falk, le dock master, s’occupe du parterre et des bateaux sous sa responsabilité. Sans blague, les parents de Bradley (je ne peux m’empêcher de rigoler, sans son surnom, Brad a rajeuni de plusieurs années) nous ont accueilli les bras ouverts avec une telle gentillesse. Aymeric, notre arme de séduction, n’avait qu’une idée en tête, celle d’aller jouer chez madame Falk avec Avery.






Les amis de Lynn et de Brad ont organisé une fête pour célébrer leurs retrouvailles. Dans l’un des quartiers les plus cossus de la banlieue d’Annapolis, on s’est empiffré de hot dogs et de hamburgers sur le bord de l’eau. Bien sûr, Brad est urgentologue et Lynn, danseuse professionnelle, possède une école de danse qu’elle a transformée en organisation à but non lucratif. Bien sûr, ils ont une dizaine d’années de plus que nous. Pour la première fois, ces différences devenaient porteuses de significations. Avant, on était tous clodos sur nos bateaux ! Rien de bien méchant, mais l’un des copains de Brad est analyste politique à la télé et sa femme est obstétricienne spécialiste en grossesses à risque. L’autre est ingénieur et travaille sur le perfectionnement de systèmes visant à maitriser les risques d’épidémie. Il me semble bien que Brad ait dû faire partie des nerds… Après un tout petit cafard, j’ai fermé les yeux, respiré un bon coup et passé une super soirée.


Ça, c’est sans compter que j’ai rencontré la femme et la fille du guitariste de Blind Melon ! C’est une bonne copine de Lynn. Je suis loin d’être une groupie, mais à la fin d’une bonne journée d’étude à l’université, faire jouer No Rain dans le tapis jusqu’à en faire trembler la voiture, c’était mon péché mignon. J’étais rouge comme une tomate quand Brad lui a dit pour se moquer de moi.


On avait promis à Aymeric de célébrer son anniversaire avec les amies de Baila. À trois ans, c’est la première fois qu’il comprend relativement bien que cette journée est spéciale, qu’il aura un gâteau et des présents. Quand on lui a demandé ce qui lui ferait plaisir, il m’a répondu des bonbons ! Ça va, c’est pas trop cher. Le matin même, Laurent lui dit « quel âge as-tu Aymeric ? » et Aymeric de lui répondre two en faisant trois avec ses doigts. On a trimballé toute la bande au cinéma pour voir sur grand écran Flah McQueen, héros avec un grand H. Chacun avait sa boite de bonbons. Il y a quelque temps, Lynn lui avait offert un livre cherche et trouve à propos du troisième film de Cars. Aymeric connaissait les scènes à venir et quand les tracteurs sont apparus devant ses yeux, toute la salle a dû entendre ses cris d’allégresse ! Le soir, on s’est peint la face, on a mangé des crevettes et on s’est enfourné un gâteau à la crème glacée. Notre petit bonhomme, qui ne s’était jamais épris d’amour fou pour un animal en peluche, à reçu d’Avery, Walter, un chiot. Elle en a une collection et ne sort jamais sans Walter 1, 2, 6, etc. avec elle. Lorsque Aymeric cherchait du réconfort, il lui demandait s’il pouvait prendre Walter. Depuis qu’il a le sien, il le serre contre sa poitrine pour s’endormir en me disant « c’est Avery ». Les filles ont terminé la fête en grand en s’arrosant avec les pistolets à l’eau glanés pour l’occasion.



On savait bien que de quitter définitivement notre flottille serait difficile. Le matin même, le cœur gros, nous avons embrassé Baila pour une dernière fois avec la promesse de se revoir sur Montréal ou bien Philadelphia. Aymeric, qui dormait encore à ce moment-là, a sorti la tête dès son réveil pour voir Baila à nos côtés sur les flots. C’est son rituel matinal. Lorsqu’il n’a pas vu le voilier de nos amis, il m’a demandé « où est Baila ? » Je lui ai répondu que Baila avait déjà rejoint son port d’attache. « Mais pourquoi Baila ne veut plus naviguer avec nous ? » Le motton dans la gorge, je me suis bien demandé pourquoi nous aussi, nous cessions de naviguer.



