Dans les bras d’Oncle Sam
Great Sale Cay, Abacos—Vero Beach, Florida
132 milles nautiques
Départ à 16 h le 3 mai — arrivée à 15 h 20 le 4 mai 2017
Doucement, tout doucement, l’aube se lève ; dorénavent se teinte d’une couleur orangée. La maisonnée se réveille en écoutant les oiseaux se chamailler tout près sur l’île. Après quelques jours de tergiversions, on s’est mis d’accord avec Baila pour traverser aujourd’hui le Gulf Stream jusqu’en Floride. La fenêtre météo attendue s’avère finalement être la bonne pour nous. C’est la première fois qu’on entreprend une longue navigation de nuit avec un bateau-copain. Les sentiments que procure la flottille sont en général exacerbés juste avant la traversée. « Mais si nous voulions une autre fenêtre météo que la leur ? Sommes-nous sur la même longueur d’onde ? Oh non, je ne voudrais pas les mettre dans une situation de navigation avec laquelle ils sont mal à l’aise… Veulent-ils vraiment aller au même port d’arrivée que nous ? »/« Ça sera vraiment apaisant de voir la lueur de leurs feux de navigation dans la nuit. Je saurai que ma famille n’est pas seule dans cette immensité noire mouvante ; ils ont un radar et une balise AIS, ce qui leur permet de voir la présence des cargos et même d’analyser leurs trajectoires… Ça sera vraiment bien de voir nos amis à l’arrivée et de s’entraider si jamais on est trop mort et que les enfants sont trop vivants… »

Justement, un troisième voilier, All In, devait entreprendre avec nous le retour vers les États-Unis. Surprise. Au petit matin, il a quitté le mouillage. La force du vent et la distance choisie ne convenaient pas à l’équipage. Pour venir à Great Sale Cay, on a fait la course avec Baila dans 25 nœuds de vent établi et des rafales qui frôlaient le 30 nœuds. Toute la voilure était lancée en vent arrière. All In a déchiré sa grand-voile en tentant de nous dépasser ; l’épisode a grandement refroidi leurs ardeurs. Pour notre part, ce qu’on souhaite véritablement, c’est de ne pas faire 24 heures de mer au moteur…

La journée s’écoule lentement. La fébrilité ambiante se ressent. Certes, on appréhende notre nuit en mer et surtout la fatigue qu’il faudra combattre le lendemain pour naviguer à bon port. Par contre, la précision de nos gestes, nos sourires, l’entraide à bord m’émeut. Je n’ai jamais été aussi fière de Laurent, de notre réussite. L’ambiance est calme. Je cuisine du pain et prépare les collations ; Laurent range le dingy et dégage le pont. Lorsqu’il a besoin d’un coup de main, je suis à ses côtés. Entre nos tâches, on se lance dans une eau translucide turquoise.

Je sais que tous ces préparatifs sonnent le glas non seulement de notre voyage aux Bahamas, mais plus encore, de ce mode de vie de bohème duquel je suis tombée amoureuse. J’imite l’autruche, la tête bien enfouie dans le sable. Rien ne sert de me laisser envahir par ma fibre sentimentale alors qu’il y a tant à faire.

Ça y est, il est 16 h. On lève la grand-voile et je tente de convaincre Laurent de partir à pas feutrés. Inutile, les batteries sont presque à plat. Il faut les recharger pour donner du jus à Wagner, notre pilote automatique. Obstinée, je rigole derrière mes lunettes en mettant le moteur au neutre dès que l’ancre est levée. Le ruissellement de l’eau sur la coque se fait entendre. Le doux son de notre départ annonce une navigation à voile des plus plaisantes.

Un appel de sécurité résonne dans le cockpit. Le grésillement de la radio masque le message. Quelques minutes plus tard, j’entends Brad demander une assistance immédiate aux Coasts Guards américains — comme les Abacos sont tous près, il n’est pas rare d’y croiser cette division de l’armée américaine. Deux fusées de détresse ont été tirées à 2 ou 3 milles nautiques au sud de notre position. Presque instantanément, sur le 16, une femme lui demande de se situer et de décrire la nature exacte de son appel au secours. Seulement dix minutes s’écoulent avant que le son d’un hélicoptère résonne au-dessus de nos têtes. Un homme s’époumone à la radio. « We are not in distress. I repeat, we are NOT in distress. This is a security exercise. Were testing our flares! – Nous ne sommes pas en danger. Nous ne sommes PAS en danger. C’est un exercice de sécurité. On teste la performance de nos fusées de détresse ! » On rigole jaune ; quel conard ! C’est tout de même chouette de savoir qu’outre confisquer les oranges de Floride aux navigateurs venus du Canada et des Bahamas, les Coasts Guards excellents dans toutes mesures de sauvetage. Bienvenue aux États-Unis !

Maman, j’ai faim
Merde. Je voulais tenter de cuisiner le soir venu. La tâche des repas en navigation me revient, Laurent tourne au vert à l’intérieur. En fait, c’est pour tester la fonctionnalité de ma cuisine dans les vagues que je m’évertue à faire bouillir de l’eau pour les pâtes. Les résultats sont hyper décevants. Sans pinces pour maintenir les chaudrons sur le feu, je suis en grand danger de m’ébouillanter. Avec les mitaines du four, je retiens la cocotte-minute, bien calée dans le L de ma cuisine pour ne pas partir en arrière et atterrir sur mes fesses. Prochaine traversée, il faudra faire le souper avant de partir… Sinon, je m’y sens très bien, affairée à mon fourneau.

Nos quarts de surveillance sont réduits à deux heures. Ça fonctionne bien à la brunâtre et à l’aube, mais au milieu de la nuit, c’est horrible. Les bruits de fond, les vagues, tout concorde pour que l’esprit de celui « qui dort » soit constamment préoccupé et traversé d’idées plus glauques les unes que les autres. On n’a pas le temps de vraiment dormir qu’il faut déjà repartir pour le cockpit. Si au moins je pouvais barrer pour me garder réveillée. Laurent préfère qu’on mette en marche Wagner pour nous assurer une meilleure route.
2 h du mat.
Allé, c’est à mon tour de me lever de ma couchette et de sortir observer les étoiles. La seule chose que j’espère, c’est de ne pas voir de feux de navigation autres que celles de Baila qui, justement, brillent à côté de nous. Ça me fait chaud au cœur de savoir qu’ils sont là, tout près. Murphy’s Law… Quatre lumières surgissent de la noirceur. Elles sont si bien alignées qu’elles ne peuvent que signaler la présence d’un cargo. Je vois sa lumière verte, ce qui signifie qu’il ne vient pas vers moi.
J’appelle Baila juste pour me rassurer. Brad, hyper réveillé (médecin urgentologue ; il doit être au top de sa forme tard la nuit lorsque les pires cas lui tombent dessus). Au son de sa voix, je réalise surtout que ma lecture de la mer et de la position des bateaux est juste. Un petit velours. Je suis relativement calme et lorsque s’emballe mon esprit ensommeillé, je réussis à le raisonner. Si bien que je n’ai pas du tout mal au ventre ni envie d’être à mille lieux d’ici.

« Oui, c’est un cargo. Il roule à 20 nœuds et nous aura dépassés dans quelques minutes. Rien à craindre. Par contre, un deuxième cargo arrive. Il est à 8 milles nautiques et l’on doit réduire notre vitesse sinon on va couper sa route ». Purée. J’essaye d’enrouler le génois. Rien à faire. Il fasèye au vent dans un boucan infernal. Merde ! Plan B, couper le moteur pour ralentir le plus possible notre progression. La tête de Laurent apparaît dans la descente « Il (le moteur) a lâché ?! » « Non, je ralentis pour éviter de m’aplatir contre le cargo que tu vois briller là-bas. » Une heure plus tard, ce sont les feux de Baila qui sont dangereusement proches… « Brad, as-tu changé le degré de ton pilote automatique ?! Es-tu toujours sur le 260 ? » « Ah, oui. C’est vrai qu’on est proche. Non, je suis maintenant aux 275 » Purée ! Laurent réapparait apeuré — il est supposé dormir quand même. La manette du pilote automatique ne fonctionne plus, il faut faire les réglages à partir du tableau de bord au-dessus de la table à carte. « Chéri, peux-tu rapidement nous mettre au 290 stp ? » On reprendra la route après s’être suffisamment écarté de Baila. Après ces deux incidents, je vois dans ses yeux qu’il doute de ma capacité à prendre en charge le voilier. Il n’a pas le choix, il doit dormir. De toute manière, je juge avoir très bien réagi dans les deux cas et je refuse de céder la barre.

À l’aube, je reprends la barre. Le soleil se lève caché par un rideau de pluie qui nous suit dangereusement à quelques milles nautiques. Baila est toujours derrière nous, toute voilure dehors. Le croisement des vagues crée une mer hachée là où le courant du Golf Stream est le plus fort. Laurent, inlassablement secoué, est incapable de dormir. « Ti-oui, bon matin ! Si on lève la grand-voile et coupe le moteur, tu seras mieux ». Merde. Il est toujours impossible de rentrer le génois, l’enrouleur est complètement bloqué. Il faut régler le problème avant que se produise une situation qui exige qu’il soit abattu en vitesse. Affublé de son gilet de sauvetage avec harnais, il est attaché à la longe de sécurité. Assis sur le puis d’ancre, Laurent a les deux pieds qui pendouillent dans le vide. On donnant du mou à la bosse d’enrouleur — la corde —, il parvient sans trop de mal à défaire le nœud. Le génois s’enroule parfaitement. Ça y est, on reprend le contrôle de la barre à roue ; cette nouvelle journée de navigation s’annonce splendide.
Le port d’arrivée, Fort Pierce, exige de calculer très précisément notre heure d’arriver. Le courant dans la passe peut atteindre 4 nœuds au plus fort de la marée et donc carrément nous faire faire du surplace. Ça, c’est sans compter la force des vagues. J’ai Brad à la radio qui m’annonce mettre en marche son moteur pour rejoindre la côte à 12 h 30. Il a pris un léger retard. Étrange, on le devance avec seulement notre génois alors qu’il jouit de ses deux voiles ! Oh que j’aime mon voilier, tout léger, propulser par notre génois gonfler à bloque. Notre 36 pieds ne fait qu’une bouchée de leur Catalina 42 ! D’accord, on va aussi accélérer notre vitesse. Hop, on monte la grand-voile.

La mer croisée est impressionnante dans la passe, mais Laurent conserve la pleine maitrise du voilier. Soudainement, le paysage qui se dessine laisse à lui seul deviner sans l’ombre d’un doute où nous sommes — les pélicans tombent du ciel, les drapeaux flottent au vent et les bateaux moteurs sont rois. On est complètement lessivés par la dernière nuit. Malmené par les vagues, on fait notre petit bonhomme de chemin dans l’lntracostal pendant encore deux heures.
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L’arrivée du front juste après nous À Vero Beach, lieu de culte des live aboards américains, on s’attache à un coffre d’amarrage — un mooring. Une nouvelle épée de Damoclès est suspendue au-dessus de nos têtes. Il faut absolument nous rapporter aux autorités américaines, extraterrestres que nous sommes. Bref, comme a choisi un forfait de données sans voix, on n’a pas accès à un véritable téléphone. Le gouvernement n’accepte pas de recevoir un appel à frais virés à partir de notre numéro canadien sur Fongo. Arg. J’emprunte le téléphone de Brad pendant que Laurent cherche une application qui fonctionne aux États-Unis. Ma petite nature ressort au grand galop ! Je suis crevée, j’ai faim et surtout, j’ai chaud. Au moment où je désespère vraiment, Laurent réussit à téléphoner à partir de son Nexus. Après 32 minutes et 6 retours au menu principal, j’ai un agent d’immigration au bout de la ligne. Il a un accent indien et sincèrement, ne comprend rien de ce que je lui épelle. Purée ! Monsieur Hard Core de son petit surnom me dit alors : « Madam, you’ll have to use the international alphabet. You keep me here, I have multiple other phone calls to answer. That’s what we do in this country. You’ll have to behave the right way the next time. Can you fax me this information otherwise will be there all night! – Madame, utilisez l’alphabet international svp. C’est de cette manière que nous fonctionnons dans ce pays et la prochaine fois, vous devrez vous y soumettre. Maintenant, faxez-moi vos informations sinon nous y serons encore demain matin ! » Merde, je ne m’en souviens plus du tout. Pauvre Daniel — notre prof sur Montréal —, il ne serait pas très fier de moi. Comme l’officier répète mon nom de famille en utilisant l’alphabet, peu à peu la mémoire me revient. Quand il a compris que mon nom de famille n’était pas celui de Laurent, il a bien eu un moment de silence malaisant…
À l’immigration Il va sans dire qu’on a dormi comme des buches pendant 12 heures chacun. Il faut faire un effort pour se rappeler que le bateau est sur l’eau tellement c’est le calme plat. Le lendemain, c’est la course pour nous rendre au bureau d’immigration de l’aéroport de Fort Pierce. Sur Uber, Fred vient nous prendre à la marina et nous jase un bon coup ! On croise les doigts pour tomber sur un douanier sympa. L’homme bedonnant, dans la cinquantaine, me demande passeports et numéro attribué par monsieur Hard Core. Il est tout heureux qu’on possède d’ores et déjà un cruising permit. Il ressort deux minutes plus tard et carrément nous met à la porte. « You’re all set to go now! – Tout est dans l’ordre, partez maintenant ! » On avait fait du jus de nos cinq oranges de la Floride pour ne pas mentir si jamais il nous demandait si nous possédions des fruits à bord !
Une très belle journée à la plage pour relaxer avec Baila