Bulle familiale — la liberté d’un moussaillon

Carolina Beach — Wrightville, Cape Lookout, Cedar Creek, Slade Creek, Belhaven, Caroline du Nord
Départ le 9 juin — arrivée le 16 juin 2017
10 ; 73 ; 26 ; 26 ; 23 ; 8 milles nautiques

Depuis déjà quelques mois, lorsqu’on annonce à Aymeric qu’il y a un parc dans la ville où dorénavent est ancré, il répond : « un parc naturel ou des jeux pour enfants ? » Les odeurs, la texture de la flore et de la faune du premier lui plaisent tout autant que les structures colorées du second. Cette semaine, au parc de jeux de Wrightville, j’ai été abasourdie. En l’espace de quelques minutes, trois parents ont parlé à mon fils ou bien à leur enfant comme si cette bande de joyeux lurons faisait partie de la race des canidés… Aucun n’était de mauvaise foi, mais disons que la clochette au collier a retenti dans ma tête.

  • Good boy ! Aymeric a réussi à grimper seul sur un tourniquet. Connaissant ses capacités motrices, j’étais à l’écart. La dame qui a prononcé ces mots se tenait juste derrière lui, ses mains prêtes à l’attraper.
  • I don’t know who you belong to. Dixit un papa qui cherchait à aider un gamin à monter sur le cheval à bascule, mais qui n’osait pas le toucher. Le gamin a contourné le papa et a tout simplement grimpé.
  • You’re a good listener! Ce n’est pas la capacité d’écoute active de son fils que cette dame soulignait, mais bien son obéissance alors qu’il la suivait docilement.
Parc de Wrightville

Côté choc culturel, on leur a peut-être rendu la monnaie de leur pièce en marchant avec Aymeric en laisse… Laurent trimbalait des cordelettes dans ses poches ; Aymeric a eu l’idée d’en faire le câble à remorquer de Matter, la célèbre remorqueuse, l’ami de Flash McQueen. Sally (moi) remorquait Matter (Laurent) qui remorquait Flash (Aymeric) le long de la route. On a bien eu droit à quelques regards furtifs.

Parc de Wrightville

Jill Schinas raconte dans son livre Kids in the cockpit que la plupart des couples en vadrouille au tour du monde sur leur voilier sont biculturel. L’appel d’une ouverture sur le monde ? Avec Laurent, nos différences de cultures n’ont jamais été aussi évidentes que dans notre approche parentale. Que de remous ! Dernier billet de la série bulle familiale, dans la liberté du moussaillon, je tenais à faire part de mes expériences sur l’éducation style live-aboard pour devenir zen. N’allez pas croire que l’eau est toujours calme. Il y a bien eu et il y aura plusieurs tsunamis à bord.

Un voisin de mouillage!

Exit Germaine
Au-delà de la préparation nécessaire pour qu’un bateau soit apte à accueillir en son bord des enfants, s’il y a une chose qu’il faut savoir avant de mettre les pieds sur le pont d’un voilier, c’est que les règles de sécurité, très strictes, ont pour pendant la liberté du moussaillon. Ce n’est pas du laxisme. Être sous le joug des attentes sociales que doivent observer les enfants terriens, c’est risquer l’avarie. La vie dans une bulle sur la mer exige que la parentalité soit pensée autrement pour éviter le risque d’un naufrage voire d’un retour à la terre précipité. Si l’on a quitté la matrice, ne serait-ce que pour un an, c’est pour ne plus être contraint par ses exigences. Non ? Germaine a été chassée par le trident de Neptune.

Wrightville

On fait tous partie d’une équipe lorsqu’on effectue nos manœuvres et c’est en équipe qu’on partage la responsabilité de mener à bon port notre maison-bateau. Cela exige que les besoins de tous, notamment ceux d’Aymeric, soient respectés et qu’à chacun de nous soit allouée la liberté de faire ses propres choix. La seule qui fait des caprices à bord, c’est Dame Nature. Elle est frivole et implacable, vaut mieux avoir les fesses serrées.

Vers Cape Lookout

Les bras de Morphé
À presque trois ans, un gamin qui fait ses propres choix sur un voilier, ça ressemble à quoi ? En mer, ce matin, Aymeric dort. Mon moussaillon à la possibilité de suivre son horloge biologique. Alors qu’il m’appelle de sa cabine, j’entrouvre sa porte et je me tiens solidement à la main courante pour ne pas planter face première dans son lit. Il me fait un sourire, un bisou. Je lui dis que je suis contente de le voir et que je dois ressortir rapidement parce que la houle me donne la sensation désagréable d’être suspendue dans les airs. Je suis nauséeuse ! Il passe plus d’une heure à lire, à se perdre agréablement dans la lune avant de finalement émerger de sa cabine.

Aymeric sait utiliser un treuil!

Petit aparté. On m’a déjà fait comprendre qu’il me manquait quelques connexions neuronales puisqu’Aymeric se réveille et s’endort à l’heure qui lui plait. « Il est 19 h, il n’est pas couché ! » Euh. Non. Pourquoi le serait-il au juste ? Le spectre de la matrice… Je suis à l’affut de ses signes d’endormissement. Puis, j’enchaine avec sa routine du soir. C’est la seule à laquelle il tient mordicus. Le soleil se couche plus tard en ce moment, Aymeric a décidé d’en faire autant. Quand je quitte sa cabine après lui avoir lu la même histoire depuis des lunes, il ronfle doucement. De même pour la sieste. Il se rend dans sa cabine, lit un livre et pose sa tête. Plus il grandit, moins il fait de siestes bien qu’il demande un moment pour se relaxer et jouer dans sa cabine. Je dois avouer que cette période de transition n’est pas toujours facile. Impossible de savoir si l’on pourra ou non respecter nos plans de batifoler à la plage avec les copains ou bien si on sera en retard. Personne ne nous en tiendra rigueur, les copains habitent aussi sur des voiliers.

Les amies de Baila se sont déguisées avec Aymeric. Il porte le linge d’Avery.

Bidon tout rond
dorénavent est toujours en mer. Avec Laurent, on a levé l’ancre à 6 du mat. Ça fait belles lurettes qu’on a mangé ; chacun grignote quand son estomac lui dicte de lui fournir une bouchée sous risque d’un renvoi imminent.

– Maman, du lait ! J’aimerais avoir de la Nutella sur ma tartine.
– Désolée mon cœur, on n’en a plus.
– D’accord. Il faudrait le mettre sur la liste d’épicerie.
– Tu veux manger dans le carré ou bien dans le cockpit ?
– Dans le carré. C’est moi qui mets la confiture !
– Je suis désolée, la force des vagues est trop grande. J’ai peur que le pot en verre tombe par terre et se brise. Ce matin, c’est moi qui vais tartiner ta confiture.
– Grognement de déception.

Le matin, nos envies sont toutes aux antipodes les unes des autres alors c’est au petit bonheur la chance. Il décide où il veut manger et demeure le seul juge de la quantité de nourriture qu’il ingurgite en déglutissant. J’essaye de lui faire prendre conscience du défi de taille que pose le gaspillage de nourriture pour nous. D’accord, aux États-Unis, il n’y aura pas famine. Par contre, on a bien passé trois semaines aux Bahamas sans pouvoir remplir la cambuse (le frigo/le garde-manger). Aymeric a la liberté, comme nous, de se servir dans les plats communs posés sur la table. Il n’a pas à demander la permission et je n’ai pas à faire le service non plus. L’idée, c’est que lentement, en nous observant, il apprenne à en laisser pour les autres et, surtout, qu’il se serve des portions qui correspondent à sa faim (dans son assiette).

Crabe bleu pour souper!

Quelques minutes plus tard.

– Maman, je veux écouter le film des monstres.
– Est-ce que ça te dérange de l’écouter dans ta cabine et non dans le carré ?
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai peur que mon I-Pad tombe par terre sous la force des vagues.
– D’accord.
– As-tu besoin d’aide ?
– Non.

Voilà que Laurent sort la tête de la descente et me demande si j’ai mis le film en version originale anglaise. Non, je n’ai même pas ouvert l’application. La liberté de choix signifie pour moi la possibilité même d’apprendre, même si cet apprentissage comprend un écran. Lorsqu’on écoute un film en famille, je lui demande de ne jouer ni avec la vitesse ni avec la langue. Seul, il change tous les paramètres voire de film à de multiples reprises.

À la douche dans le cockpit.

L’heure bleue
Comme on a congédié Germaine, il faut bien favoriser l’épanouissement de l’autonomie. Lorsqu’on vagabonde, qu’est-ce que ça veut dire ? Sur un voilier de voyage au long cours, j’ai le temps d’enseigner à Aymeric ce qui pose danger et surtout comment manipuler adéquatement nos divers objets marins. Impossible de savoir en tout temps ce qu’il fait. Hurler Non ! Non ! Non ! à tout bout de champ n’est pas une solution viable. Ça m’horripile. Restreindre ses actions et contrôler son comportement, être en permanence à l’affut de ce qu’il pourrait faire de mal, ça me soule. La somme du boulot de maman est plus importante, mais elle est aussi plus légère, son poids sur mes épaules est loin d’être encombrant. Je peux, à tous les coups, prendre quelques instants, accroupie devant Aymeric, pour lui demander ce qu’il souhaite faire, pourquoi il le souhaite et surtout comment il pense y arriver.

Slade Creek

L’autonomie signifie bien sûr de pouvoir faire ses propres choix et d’en assumer les conséquences. Mais encore, c’est qu’Aymeric puisse avoir la certitude qu’il peut dépendre de moi tant qu’il en ressentira le besoin. C’est ce second côté de la pièce d’or que je trouve le plus difficile. Arrggghhh. Ça serait fantastique que son besoin d’autonomie porte, par exemple, vers l’habillement et la continence et non vers l’ajustement des filtres du moteur, le dentifrice et l’étalement de la confiture. « Suis cacable ! » Sans blague. Perso, je trouve extrêmement difficile de guider l’autonomie, à laquelle je tiens mordicus lorsque je suis fatiguée, éreintée, turlupinée par le boulot. Lorsque mon esprit vagabonde ailleurs. S’il y a une richesse qui vaut tous les trésors des pirates, c’est bien le temps. Au contraire de la matrice, avoir du temps, c’est sans contredit le point culminant de ma vie sur l’eau. Papiou m’a confié qu’il me trouvait apaisée. C’est tout dire. À y repenser, je souris.

Douche sous la pluie.

Alors que le voilier gite de 15 degrés et que nos corps prennent un angle peu probable, je lui enfile son maillot et je me répète en boucle « un jour, il voudra bien choisir son linge lui-même. Encore mieux, il pourra s’habiller sans moi ! » J’ai l’impression qu’il se dit « maman, exagère pas ! Si ce n’était que de moi, je serai nu ! Alors ton maillot, je te fais la faveur de le mettre, mais n’en demande pas trop, ein ! » Pis, si, à 15 ans, il ne veut toujours pas mettre son pantalon, on avisera ! Soit dit en passant, si ce n’était du soleil, Aymeric serait nu en tout temps.

Maman et bébé dauphin suivent un petit crevettier.

En fait, avoir du temps me permet de jouir de la perspective nécessaire pour ne pas en arriver, essoufflée et incapable de gérer mes propres émotions, mes propres tumultes intérieurs, à me dire « merde, il me cherche, il le fait exprès ! » Bien sûr, depuis le départ, je l’ai pensé une ou deux fois. Cependant, ma liste de tâches quotidiennes est somme toute assez restreinte et laisse place à la lenteur. La douceur du voilier fait en sorte que je me rends rapidement compte que j’éprouve en fait un ressenti assez égoïste. Je suis suffisamment calme pour savoir que mon bonhomme de presque trois ans, il en bave déjà pour que son cortex régule son cerveau reptilien et que conséquemment, il ne cherche pas à m’énerver pour son bon plaisir. La terre ne tourne pas autour de moi.

La piscine pour voilier de Baila!

Il y a peut-être une semaine, après avoir coupé les cheveux de Laurent, Aymeric et moi avons décidé de faire le grand ménage du printemps dans le cockpit. Une pompe à la proue permet d’avoir accès à l’eau de mer pour nettoyer l’ancre. Laurent a rallongé ce tuyau d’arrosage jusqu’à l’arrière du voilier. Il faut faire excessivement gaffe puisque l’alarme du niveau d’huile du moteur est très sensible à l’eau. C’est tout bête, mais le bouton de l’alarme est mal protégé et repose près du fond du cockpit.

Grrrrrr

« Je veux le tuyau ! Je veux le tuyau ! » Il fait tellement chaud, ça ne m’embête pas de recevoir plusieurs jets d’eau dans la face ! Par contre, j’explique à Aymeric qu’il doit viser à l’avant de la barre à roue pour protéger l’alarme. J’en profite pour ajouter que notre toit (le bimini est en tissu, au-dessus du cockpit) n’aime pas l’eau salée. Aymeric l’arrose séance tenante. Mmm. Je me répète cinq fois (grrr) jusqu’à ce que je capte ! Il ne sait pas comment diriger le jet avec sa main lorsqu’il tourne la tête. On se pratique quelques fois. Puis, c’est la capote de la descente (le même tissu) qui prend une douche. « Bic, je t’ai demandé de ne pas arroser le toit ». Regard curieux. « Mais maman, ce n’est pas le toit ». Comme on coconne, la capote de la descente touche au pont du voilier, ça n’est pas un toit ! Ma consigne manquait un tant soit peu de clarté.

La phare de Cape Lookout

Être riche de temps prend tout son sens en voilier puisqu’on ne peut être que dans le temps présent. Incidemment, j’ai développé une approche parentale tellement plus empathique. Le temps suscite une réflexion sur les limites qu’on impose à son enfant, sur leur fondement et sur sa manière d’interagir avec les siens. De même, l’écoulement paisible des jours atténue mes réactions vives et module mes angoisses domestiques. Il n’y a pas de punition sur dorénavent (ni à MTL d’ailleurs), mais bien que des conséquences directes et proportionnelles à la bêtise/expérience et à l’âge d’Aymeric. On s’entend que ses choix ne sont pas toujours les miens et que je dois les respecter. Il est autonome. Maman, la semoule, j’aime mieux la manger avec mains et, si l’envie m’en prend, avec une cuillère. Il passe le balai pendant quelques instants et je termine la tâche. C’est de mieux en mieux. La semoule, merdouille, c’est impossible à ramasser ! La conséquence, c’est principalement moi qui vais la vivre. C’est vrai, mais ça rend tellement zen de ne pas s’emporter après son gamin parce que nos pieds sont collés au plancher.

Aymeric, qui ne peut escalader le phare, attend…

En étant empathique, je ressens ce qu’Aymeric ressent. Ce n’est pas une guerre entre lui et moi pour le contrôle de l’évier ! Bien sûr, ça m’arrive d’avoir envie de hurler « Non ! Descends du sofa. L’évier déborde et tu mets de l’eau partout ». (Elle est tenace Germaine.) Le sofa donne accès à Aymeric au robinet de notre double évier de cuisine. Le bois, soumis depuis un an à un déversement quotidien, pourri. L’eau, croupie sous les cales, émet une odeur de mort. Soumise qu’aux aléas de la météo, je suis beaucoup plus sereine. L’armistice est conclu, on négocie un cesser des hostilités sans crier et on trouve une solution qui nous convienne. Parce que heille, jouer dans l’eau, c’est trop chouette. Il fait maintenant la vaisselle en même temps que moi et j’essuie rapidement, avec son aide, les coulisses d’eau. Oui, ma maison-bateau est sens dessus dessous. Oui, j’ai plus de tâches domestiques, mais j’ai du temps ! Quel joyeux bordel !

Cape Lookout

Vivre dans une bulle sur l’eau, en famille, exige une très grande introspection. Je sais maintenant que je ne peux pas discuter avec Aymeric de son comportement et trouver une solution avec lui si j’ai trop chaud et que mes cheveux me piquent la nuque. Que, dans sa cabine, j’ai une posture à la con qui me donne mal au dos ; que je suis menacée d’être projetée sous peu par une vague, etc. J’ai subitement envie de mordre et je dois prendre de grandes respirations.

Moi aussi je veux des lunettes!

Il faut bien l’avouer, il y a des jours où essuyer les grains (vents subits et forts) infantiles d’Aymeric sont plus beaucoup plus difficile que d’autres. Ces jours-là, je me sens affligée, seule. J’aimerais pouvoir prendre un café avec mes copines et jaser de leurs lectures, de leurs réflexions sur l’éducation. Elles auraient probablement une piste à me proposer. Une autre avenue qui m’a bien plu cette année, c’est la lecture de blogues comme celui de Sarah Happinesse is Here de Sarah et celui de Janet Lansbury. Lire leurs pensées sur la discipline, la parentalité, m’a toujours permis de me recentrer, de prendre le temps d’appréhender le besoin sous-jacent dont témoigne un « problème » comportemental.

Cape lookout

Sur le plancher des vaches, on ne se noie pas dans un verre d’eau. Je souhaitais simplement témoigner que ce que m’aura fait vivre de plus important, à mes yeux, cette année à voile. Vivre au temps présent.

Cape Lookout