Avertissement de tornades
Cumberland Island, Georgie (Beaufort, SC)—Charleston, South Carolina
Départ le 20 mai — arrivée le 26 mai 2017
129 ; 16 ; 45 milles nautiques
Qu’est-ce qui ce passe à bord ? Et bien, on se rend compte qu’on est incapable de poursuivre ad vitam æternam notre petit bout de chemin dans l’Intracostal, du matin au soir. Après seulement quatre jours de ce régime infernal, on a jeté l’ancre à Cumberland Island. Du tourisme, vous faites ça vous, les live-aboards ? Si le terme live-aboard est employé dans le monde anglo-saxon, je ne sais pas s’il a son équivalent en français. Selon une traduction littérale, nous sommes des « gens qui vivent à bord » ; à bord d’un voilier, bien sûr. Si le commun des mortels habite le plancher des vaches, d’autres écument l’Intracostal, Jack Sparrow style.

L’île de Cumberland et sa forêt maritime luxuriante font tout simplement rêver. Pour la modique somme de 7 $, l’accès au parc naturel est accordé pendant une semaine. Sur ses sentiers pédestres, on a vu courir Aymeric et son bâton, fait des pique-niques, observé un poulain de quelques jours, disséqué une limule, déguisé avec de la spanish moss (plante aérienne), pris une douche froide avec une invitée surprise et sauté à l’eau avec la peur de voir la bouche d’un lamantin surgir des tréfonds.



Les bonnes choses ne sont pas éternelles (qu’elle est merdique, n’est-ce pas, cette locution). Une fenêtre météo s’ouvre pour nous permettre de prendre la mer de nuit et, ainsi, de nous rendre à Bieuwfort/Beaufort, Caroline du Sud. Aymeric se mouche encore et c’est autour de Laurent d’avoir une tête de malade. S’il y a une chose dont on ne peut pas se plaindre, c’est d’avoir été enrhumé pendant le voyage ! On n’a tellement pas vu de monde aux cours des 4 derniers mois qu’un petit détour à l’épicerie du coin (un Publix qui fait à lui seul 2 Walmart) et vlam, Aymeric nous rapporte le rhume. On s’est tout de même demandé si on n’était pas tout simplement allergique à la Floride (mais non, au pollen du printemps).

Signe qu’on prend confiance en nous, cette dernière traversée ne mérite pas un billet à elle seule. Une traversée, ce n’est plus un événement exceptionnel. Et pourtant, quelle traversée ! En passant, on a dû se résigner à ne pas passer plus de 24 heures en mer parce que le voilier n’est pas équipé pour une navigation hauturière et, surtout, qu’on n’a toujours pas trouvé la meilleure manière de gérer à la fois notre grande fatigue et l’énergie d’Aymeric. Cette nuit là, juste au-dessus de notre tête, les étoiles veillent sur nous. Pourtant, à tout juste trois milles nautiques, sur la côte, l’orage gronde. Les éclairs ne cessent d’illuminer le ciel. Wagner, notre pilote automatique, bouffe une telle quantité d’énergie qu’il faut absolument allumer le moteur pour satisfaire son appétit d’ogre. Je n’ai pas envie de polluer la douceur de la nuit. Au diable le moteur ! Comme d’habitude, on a donc établi nos quarts de deux heures. Mais, ce qui est magique, c’est qu’on a la barre entre les mains, les yeux rivés vers les étoiles pour guider notre navigation dans la pénombre. N’allez pas croire qu’on sait se servir du sextant — non, ça ne se trouve pas dans un sex shop. Tout simplement, certaines étoiles brillent d’une telle intensité qu’elles nous permettent d’aligner notre proue et de suivre notre cap.
Après l’expérience traumatisante de l’entrée au port de Savannah l’année dernière, on sait qu’il y aura des cargos au large dans cette zone. Laurent a donc planifié la route de manière à ce qu’on arrive à la hauteur de Savannah vers 7 heures du matin. Bien joué, deux cargos à l’ancre et trois autres qui vont et viennent sur leurs routes. Après la dernière nuit, je dodeline de la tête sur la barre. Le ciel se couvre et gronde. Purée. Ce matin-là, on a eu la belle surprise de se rendre compte que Bieuwfort/Beaufort se trouve à plus de 15 milles nautiques de l’entrée du chenal pour la mer. C’est loin !



Vous n’êtes pas sans vous douter que le niveau d’énergie de l’équipage dégringole à vue d’œil. Les coffres d’amarrage (moorings) de la marina municipale de Bieuwfort/Beaufort offerts aux embarcations de 35 pieds ou plus sont tous occupés. Les prochains jours annoncent une météo de merde… Crevé, on se faufile par dépit dans la zone des 35 pieds et moins et on jette notre dévolu sur le seul coffre qui possède une bouée pour attraper les amarres (cordes). Un petit roupillon plus tard (cars/les bagnoles pour Aymeric), la femme sur le voilier derrière nous tente d’attirer notre attention. Victoria, seule à bord de Malie (mot hawaïen qui signifie douceur et qui se prononce Mâlié), nous demande bien poliment de changer de coffre. Elle occupe de manière permanente le sien. Il n’est pas rare que, sous la force du courant qui peut atteindre 4 nœuds, les voiliers, sens contraire, se heurtent. Purée ! Hop, on avance d’un coffre pour jouir d’un rayon d’évitement suffisamment large. Équipée de la gaffe, j’ai gagné la bataille contre le coffre gluant. On a réussi à s’amarrer. Soudainement, les éclaires marquent le ciel et la pluie tombe dru. Juste à temps !

C’est la caisse de bord (le compte commun du voilier) qui a fait pencher la balance pour Bieuwfort/Beaufort. C’est la fin du mois et quelques nuits au quai à 2 $ du pied, on ne peut pas se le permettre. Allons visiter Bieuwfort/Beaufort. C’est la ville de Forest Gump, le célèbre film de Tom Hanks (Gaby m’a demandé si je m’étais mise à m’époumoner run forest run ! Je suis devenue plate, je n’y avais même pas pensé). Notre nez flaire les crevettes Buba, miam ! Pendant une journée, on a oublié qu’on a l’apparence un peu élimée de clodos (c’est papiou qui nous l’a gentiment fait remarqué… et il a raison) et on s’est régalé dans un super resto et couronné le tout par une visite chez le chocolatier The Chocolat Tree. Bien sûr, on est passé par le parc de jeu et la bibliothèque !



La vie en voilier offre un étrange parallèle avec ces temps anciens où le travail ne servait pas à accumuler du capital, mais bien à pourvoir aux besoins quotidiens. Fini le tourisme, il faut préparer notre départ : épicerie, eau, diesel, lavage, douche. La voiture de service de la marina, il faut absolument la rapporter une heure après l’avoir empruntée sinon, gare à tes fesses ! Chronomètre à la main, c’est la première fois qu’on se rue, tous les deux avec son chariot, dans l’épicerie. Là aussi, on revient juste à temps au voilier. Victoria nous dit tout bas, vous avez vu, on est sous alerte de tornade… Purée ! Une série d’orages violents qui, au final, aura duré plusieurs heures se déclenche.

Laurent me crie « viens voir le bateau ! » Devant nous, propulser par le courant, un petit voilier de quelques pieds avance tout bonnement dans la tempête sans personne à la barre. Euh, il faut faire quelque chose, il avance tout droit vers le quai ! Je n’ai pas le temps de bouger qu’un dingy s’élance alors à sa poursuite. On voit l’homme se hisser à son bord et, dans un fracas contre le quai, ils évitent tout juste le trawler derrière.

Que dire du lavage ? Bien, l’avertissement de tornade toujours en vigueur, mais il faut bien sortir pour se rendre à la buanderie devant le port. En voyant le front, on a hésité un tantinet trop longtemps… Coincé à l’intérieur sous la clim, on a regardé la tempête s’abattre sur les voiliers. Le sentiment d’impuissance en voyant ta maison, laissée à l’abandon, se balancer de la sorte est horrible. Après une heure, aux grands maux les grands moyens. J’ai vidé le tout petit peu de déchets du sac noir de la seule poubelle et je l’ai renversé. Puis, j’y ai glissé notre sac de lavage propre. Clodos… De retour au voilier, tout près du rivage, je vois un voilier de 50 pieds dans un angle improbable. Voilà que son ancre a chassé et qu’il s’est retrouvé planté au milieu des roseaux à attendre la fin du déluge et le retour de la marée haute. Ils sont fous à Bieuwfort/Beaufort !

Et puis hier, incapable de rester en place plus longtemps, on a fichu le camp. L’Intracostal a des sauts d’humeur pas possible dans le coin : le courant à la renverse lors des marées et les hauts-fonds sont un monstre à deux têtes dont il faut se méfier grandement. Si la tornade était écartée du scénario, le vent rugissait toujours. On s’est ancré sous 30 nœuds de vent à quelques milles nautiques du premier haut-fond pour être en mesure de bien choisir l’heure à laquelle on se le tape. Parlant de sauts d’humeur, je passe de la fontaine à la glace. La pluie ne m’a jamais bien réussi et, franchement, j’ai la larme à l’œil.