Optimus Prime

Catskill, NY

Ça y est, c’est officiel. Laurent est le capitaine de Dorénavent. La chose est devenue apparente quand, prise de trouille, je lui laisse la barre ou quand Aymeric crie : « maman, j’ai fait un caca » — un peu cinglée, j’essaye de le guider vers la propreté entre deux quarts. Voilà, je suis la capitaine d’Aymeric et la seconde de Dorénavent. Dans les deux cas, même si le capitaine est conciliant, quelqu’un doit bien prendre les décisions. Je suis mitigée; pour rien au monde, je ne laisserais mon rôle de capitaine d’Aymeric, mais je me surprends encore à m’imaginer grande aventurière, les cheveux dans le vent, en parfait contrôle de mon navire. Je me réconforte en me disant que sur les enregistrements du bateau, il y a aussi mon nom.

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Le port industriel de la rivière Hudson.
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On a tout doucement traversé les paysages walli-esques de la rivière Hudson pour atteindre Catskill, Mecca du remâtage. L’exercice est périlleux, c’est pourquoi on a choisi la Marina Riverview où une équipe de deux employés dirigent l’opération. C’est Craig qui nous offre un coup de main. Heureusement, il n’est pas le responsable des communications… Un chandail de chasse, des bottes de cowboy et des bras tatoués à l’image de petits soldats de plomb (mitraillettes et tout), il grogne. Mike, le gérant, opère la grue affectueusement nommée Optimus prime. Il est tard dans la journée quand on libère enfin notre cockpit et on célèbre avec une danse de la joie le vrai début de notre voyage. Pendant que je profite du travail des gars, un inconnu en profite pour mettre son linge dans ma brassée. Je n’en crois pas mes yeux ! En sortant mon linge chaud du sèche-linge, je trouve un chandail à manche courte d’un Schtroumpf  marin, des boxers énormes avec un gros trou et des bobettes de filles en dentelles xxx. Le free rider du lavage ! Je rigole encore alors que j’arrive au parc (le plus impressionnant jusqu’à maintenant) à quelques mètres de la marina. Je m’amuse avec Aymeric qui actionne la tractopelle lorsque j’entends « Bella, come now. If I leave, you will be alone with strangers. You could be in DANGER. » Je regarde autour de moi pour m’apercevoir que je suis l’étrangère en question et que c’est moi que doit craindre Bella, 5 ans. Merde. Ses parents avoisinent les 50 ans, sont obèses et la surveillent à quelques centimètres des jeux. Une autre demoiselle de 4 ans, grassouillette sous un coton ouaté trop grand qui accentue ses formes, mange un sac de croustille. C’est tout un choc.

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La tractopelle du parc municipal de Catskill.
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Optimus Prime
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Parlant d’aventure… En montant nos voiles, Laurent me dit « put put put, on ne prend jamais de risque. » Put put put, c’est le son de Dorénavent au moteur. Message codé pour me dire qu’on avoisine les 44 heures de moteur (un peu plus de la moitié du réservoir) et qu’il est tanné, tout simplement. En quittant le quai de la Marina, le vent est du nord et on peut enfin vérifier nos ajustements de cordes (c’était un peu sketch tout remplacer dans l’ordre, il a fallu s’y prendre à plusieurs fois pour l’enrouleur). D’ailleurs, il serpente un peu depuis qu’il a passé deux semaines sur les bers, ce qui rend très difficile de rentrer/sortir la corde). On a le vent dans les voiles et un immense sourire aux lèvres. Une minuscule demi-heure et déjà on affale le génois. Un gros cargo m’arrive de front et j’aime mieux l’affronter au moteur. Peu de temps après, c’est un cruiser enragé (un gâteau de mariage de trois étages, oui!) qui fait tellement de vagues qu’on doit tous attraper une main courante au plus sacrant. Aymeric, dans le carré, tombe sur les fesses. Le petit voilier devant nous ressemble à un bouchon de liège dans une tempête. Après plus de 6 heures de moteur, Laurent s’engouffre dans Roundout Creek, à l’entrée de Kingston. Le temps gris, le vent et les vagues ont raison de nous. Par chance, la marée est montante lorsqu’on pénètre dans le bras de la rivière.

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C’est notre génois!
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L’Epiphany

Sur la rivière Hudson, on navigue avec un système de balisage en sens contraire (du moins, à l’inverse du système de balisage employé près de MTL, c’est-à-dire red right return) et avec la marée. Lorsqu’on remonte au port, à nouveau le sens des bouées doit être inversé. Là, il faut coller les bouées vertes qu’on laisse à bâbord (en route, elles sont à tribord). Dans le pire des cas, le bateau s’échoue… si la marée est basse, il se peut qu’il n’y ait qu’un ou deux pieds d’eau sous le voilier.

Tiré de Skipper Bob, le mouillage prévu pour la nuit se trouve derrière trois ponts dont le plus bas a une hauteur de 56 pieds. Notre manuel du propriétaire spécifie que notre mât fait 44 pieds auxquels il faut ajouter la hauteur des œuvres mortes (la hauteur entre le pont du voilier et le point où la coque touche l’eau). Dans l’eau salée, le bateau a tendance à flotter davantage. Bref, notre tirant d’air doit faire 50 pieds… « tu cherchais l’aventure ?! » Put put put. Laurent, à la barre, me fait part de son plan. « Si jamais ça ne marche pas, je recule et on va à quai. Dans le pire des cas, on casse le mât. C’est quoi, 20 000 un mât. » Aaaarrgghhh. « Inch Allah. » J’ai la chienne, le regard fixé au pont qui est tellement bas ! Je pense bien qu’on plisse les yeux et qu’on se recroqueville tous les deux, un court instant, juste avant de passer. La bonne nouvelle, le tirant d’air est suffisamment petit, même à marée haute. La mauvaise nouvelle, la zone de mouillage indique du 6 pieds à marée basse. « Ce n’est pas grave, au pire et s’échoue et on attend que la marée monte. » Qu’est-ce qui se passe avec mon homme, en général un tantinet plus anxieux ? Peut-être parce qu’on vient de vivre un moment intense, mais je reste calme en voyant l’endroit du mouillage, même si c’est loin d’être idéal. À quelques pieds du chenal d’une marina en désuétude, dans une flaque très peu profonde, il fait face au vent. Je donne mon accord, on descend l’ancre en suivant le ballet de la manœuvre, en toute harmonie. Je me surprends même à être à l’aise à la barre, le voilier en marche arrière. C’est ça le progrès, non ?