Marins de canaux
Great Bridge Lock, NC — Oriental Marina, NC
Départ le 11 novembre 7 h 56 – arrivée le 14 novembre à 14 h 38
(44 ; 36,8 ; 35 ; 39 milles nautiques)
Sempiternel automne
Si l’automne semblait en effet éternel, la saison n’avait rien de lassant, au contraire. C’est maintenant du camping d’hiver tous les jours. Au réveil, brutal vers 6-7 h du mat, il fait entre 5 et 8 degrés dans la maison-bateau. Contre toute attente, le froid ne mine pas trop le moral de l’équipage, ni même celui de Laurent. Le soleil est au rendez-vous et grâce à l’effet de serre, la température monte rapidement dans le carré. Vers 12 h, c’est même plutôt agréable. Certes, on est vraiment bien équipé. Je dois dire que c’est presque jouissif de relever le défi environnemental que pose notre quotidien.
En fait, si on nous a quelques fois accordé le sobriquet/épithète de bobo (non, pas une plaie — signification québécoise de bobo —, mais bien bourgeois bohème en référence à notre quartier), le bourgeois a tout simplement sauté et ne reste que le bohème nature (presque vanupied, si on compte la fois où, tous mes bas/chaussettes étant dans la machine à laver, j’ai passé l’après-midi commando dans mes chaussures). Sur la maison-bateau, dès qu’il fait noir on fait dodo. Traduction, on économise nos batteries le plus possible et dès que l’on quitte une pièce, il est interdit de laisser la lumière (DEL) allumée. Après 20 h 30, qu’une seule est autorisée dans le carré. On se chauffe au four (j’adore les plats cuisinés au four et là, ils sont tout indiqués ! Voyons, tajine, poivrons farcis, gratin, fondue au fromage et j’en passe). Comme rien ne se jette, on a mangé une « soupe » réchauffée de patates pilées au bœuf bourguignon. On dort tous ensemble, calfeutrés sous le vaigrage dans nos sacs de couchage d’hiver. Pour économiser l’eau, les bouillottes sont remplies à l’eau de mer et la douche, pour les grands, est permise tous les trois jours (deux, pour les plus petits). J’avais bien sûr quelques réticences à asperger la « salle de bain » et à siphonner les réservoirs, mais oh combien cette douche fait du bien dans les dédales de l’Intracostal. On se lève et on enfile nos vêtements isothermiques (de bonnes vielles combines de ski) sous nos duvets avant de mettre un pied hors de notre chambre. On vit au rythme de la nature et on se rend bien compte qu’il nous manque rien. Vraiment. Simultanément, c’est la course contre la montre parce qu’on a trop bretté — ça veut dire tout simplement perdre son temps — dans la Chesapeake et que là, l’hiver est à nos portes. Un marin canadien nous a même dit qu’il a affronté la neige en navigation il y a quelques jours.

L’intracostal.
Ça ne se passe jamais comme on l’avait imaginé, n’est-ce pas ? Voilà, ça fait deux mois que dorénavent est à l’eau et on commence tout juste l’Intracostal, cette autoroute pour navires à l’intérieur des terres de la côte E. Pourtant, avant le grand départ, quand on me demandait mon itinéraire, je commençais toujours mon monologue par « alors on emprunte l’Intracostal… » Le pèlerinage compte 1000 milles. Un peu comme le chemin de Saint-Jacques, toutes les aides à la navigation comportent un triangle ou un carré jaune pour indiquer la voie aux pêcheurs.


Arrivée au Great Bridge Lock, une surprise nous attend. Xalya est amarré au quai de plaisance municipal. Youpi ! Ça fait quand même vraiment plaisir de se faire appeler à la VHF et d’entendre dorénavent prononcé dorénavent, sans aucune meurtrissure linguistique. Et puis aussi de pouvoir aller leur rendre visite sans mettre le hord-bord sur la voiture-bateau parce que seuls nos pieds suffisent. Quelle destination demain ? Comme nous, Xalya se morfond des derniers jours de l’automne (c’était hier, non ?) et souhaite tracé (alors, tracé, dans ce contexte, signifie avancer au plus sacrant) vers le sud. La réunion navionics à lieu chez eux, ils ont le chauffage. Ce sera Broad Creek dans North River (la géographie des côtes américaines, du moins de la côté est, laisse sans voix. Tout, tout, tout a le même nom !)

Broad Creek
Une file indienne de plus de 5 voiliers/catamarans se suit depuis le départ ce matin. Put put put. Voilà qu’on arrive tout juste dans la baie pour la nuit qu’on se fait interpellé à la VHF « to the sail boat going into broak creek ». Laurent, « on se fait appeler. Il faut répondre ». Moi « Did someone call the sail boat going into broad creek? » Une voix : « Yes! It’s us! Naughty pleasure. What’s your draft? Have you been there before? And … what’s the name of your boat? ». Moi : « dorénavent ». La voix : « Can you repeat please? » Moi : « It means from now on. But if it helps, my name is Claudia (je sais, ce n’est pas mon nom. Par contre, Claudie/cloudy en anglais, signifie nuageux…) » La voix : « Yes! Thank you. I am grateful. » Près de nous, Naughty pleasure s’ancre. Elle rappelle [ein, bizarre] pour nous dire qu’elle a mis 80 pieds de chaîne, que l’ancre a très bien tenu lors de leur « test » et, surtout, qu’elle juge qu’il y a une bonne distance entre nos voiliers. Je suis sidéré… Vu la météo de ce soir, merci, mam, de prendre le temps de nous en informer !

Ce soir, ils annoncent — c’est toujours un peu cryptique, quand même, la manière dont on parle des météorologues — plus de 25 nœuds de vent établi et des rafales jusqu’à 30 nœuds. Et bien, l’anémomètre leur donne raison. Purée ! On a passé une nuit de merde. De 12 h à 4 h, impossible de dormir, sauf pour Aymeric bien sûr. Ça fait que le lendemain matin, on a une gueule de bois solide. Le gamin est tout joyeux et je peine à ouvrir les yeux. Le vent souffle encore et encore très fort. L’objectif de la journée, à part survivre, est bien de partir d’ici pour nous rendre le plus près possible d’Alligator River. On est primé pour le sud. Malgré les bourrasques, on veut quitter le mouillage. Primer, en vernaculaire québécois, fait référence à la couche d’apprêt en peinture… Ce n’est pas plus clair ? Ça veut dire qu’on est plus que prêt pour ce qui va suivre. Vers 12 h, une légère accalmie (12 nœuds de vent établi — ça apparait calme — avec des rafales à 18 nœuds). On se prépare à sortir. Ça va, mais je ne suis pas tout à fait à l’aise à la barre. Laurent me regarde, à la fois consterné et en maudit. En ce beau jour de novembre, le guindeau (le treuil électrique qui permet de remonter la chaîne) est mort. Purée ! Laurent : « Je la remonte à la main ? » Moi : « Avec ce vent ? Il y a téméraire et puis il y a être fou ! »

Très difficile de juguler avec le sentiment prégnant de devoir/vouloir avancé, mais d’être coincé ici jusqu’à demain matin. Plus les heures passent, plus Aymeric et moi on se tire les cheveux (au sens figuré). Laurent a les yeux rivés sur son cellulaire. Ça peut paraître choquant, mais, en fait, il cherche une solution pour pallier le guindeau sanguinolent de boue. Je sens que son hamster s’excite dans sa roue crânienne. 95 % pour cent des problèmes d’électricité viennent des points de contact. Eureka. Ce n’est pas le moteur qui fait le mort (ça, c’était l’année dernière) et le problème peut se régler sur-le-champ. Le comité se met d’accord. Je cuisine du pain avec Aymeric (chauffage oblige) et Laurent nous remet le tout d’aplomb pour demain. Le super héros de la journée rentre transi par l’humidité et le froid dans une nuit opaque. En nettoyant les connexions électriques de l’interrupteur, il nous a sauvé l’achat de quelques milliers de dollars et l’installation à quai sur plusieurs jours d’un nouveau guindeau. Dans la nuit, je suis réveillée par le bruit d’un tambour tout juste sorti de la scène mythique du Seigneur des annaux quand, sous les mines de la Moria, Pipin fait tomber le casque d’un orque dans une brèche, les alertant du même coup. Peut-être que je me prépare à combattre un balrog ? Ce n’est pas pour rien que je me suis amouraché d’un geek. À ce propos, Aymeric, qui possède un livre sur les émotions, me demande si je suis amoureuse. Moi : « Oui, je suis amoureuse ! Sais-tu de qui ? » Aymeric : « De mon papa ! »
Deep point (Alligator River)
Put put put. Bon, on se sentait penaud comme ça, à la traîne derrière les autres qui sont tous partis hier. Comme quoi… On a eu le plaisir de faire la connaissance d’Éric et Anne (Hericanne, un Jeanneau 40 pieds) qui sont passés nous saluer en dingy. En plus, Anne nous a fait gouter à son savoureux végé-pâté (elle m’a eu, il y a des champignons !) Laurent aurait bien passé les berges à la loupe pour trouver des alligators, Aymeric voulait plutôt écouter un film. Pauvre gamin, je ne compte plus le nombre de jours depuis qu’il n’a pas vu un parc. Je suis donc un peu plus laxiste sur les heures de télé. On a retrouvé sur la clef USB préparée par les soins de maman la version de 1973 de Robin des bois en dessin animé. Vilains gredins, maroufles, affreux coquins !

Slade Creek (Pungo River)
C’est sous une pluie drue qu’Hericanne nous précède ce matin. Aussi incroyable que ça puisse paraître, c’est notre première journée de navigation sous une trombe d’eau. Le paysage semble délavé, flouté par les particules d’eau en suspension dans l’air. Miracle, ils annoncent (encore eux) plus de 17 degrés en milieu d’après-midi. Ça, c’est si rien n’a changé et comme on n’a pas internet depuis 2 jours qui sait… Tout l’équipage vêtu de rouge est sur le pont pour la traversée du canal Alligator. Nouvelle dose de civisme américain ; le vaisseau prêt à en dépasser un second l’appel à la VHF pour négocier la manœuvre. On se tape la vague d’un cruiser quand Laurent l’entend s’émouvoir « hey, they are Canadians! » Juste à côté de nous dans la baie, notre premier voilier battant pavillon français. Aucune marque de chauvinisme chez Laurent. « Ils ont peut-être Internet. » Demain, si tout va bien, on rejoint la petite ville d’Oriental. Le haut fait à une signification bien particulière pour nous (et pour notre compagnie d’assurance). On aura passé la latitude de Cap Hatteras !


Oriental Marina
Bien heureux soit celui qui peut sortir ses voiles… C’est nous. Au moins deux heures avant de passer le canal (c’est quoi le nom de cet étroit passage encore ? Je ne sais plus. Il me semble que c’est pas mal ça que je fais, passer des canaux). L’eau n’a plus cette couleur Coca-Cola/café dilué pas mal dégueulasse. Laurent, pour m’embêter joyeusement, a sous-entendu que je m’étais « laisser-aller » à la toilette ! La journée de 7 heures est plutôt charmante jusqu’à ce que… l’Oriental Marina se pointe devant nous. Procéduriers que nous sommes, l’approche d’un mouillage veut que 1. On y va. 2. On regarde. 3. On vainc ! Blague à part, les deux quais gratuits sont pris et il n’y a aucune place pour jeter l’ancre sinon un espace riquiqui entre un pont, un voilier et un quai… Euh non. Je refuse (je tape du pied, comme Aymeric, pour mettre un peu de piquant). Laurent est au puits d’ancre, moi à la barre. Le baromètre de l’emmerdement monte trop vite. Il n’y a pas d’autres mouillages à la ronde et j’appelle la Marina. Laurent, maintenant à la barre, refuse de retourner dans le trou à rats (le fond, fin fond de la marina). Aymeric, le perroquet, répète tout ce qu’on se crie de la proue à la poupe. Le stresse monte et je ne comprends pas une purée de mots de « l’anglais » de mon interlocuteur à la VHF. Si bien qu’il finit par demander au bateau devant nous de nous donner un coup de main et de nous montrer la voie… Là, le comble, on se retrouve dans les slips cordés comme des sardines. Deux énormes billots de bois « ferment » le slip et empêchent le cul du voilier de taper contre ses deux voisins. Bien sûr, je n’ai pas les amarres à la bonne place. Bien sûr, je n’ai aucune idée de comment les placer parce que jusqu’ici, on évitait comme la peste ces quais. Merci, grand merci au dock master qui reste calme dans l’adversité et qui comprend le stresse des francophones qui en perdent leur anglais. Vite, Laurent, va à terre avec Aymeric, je range tout doucement.


Tout n’arrive jamais pour rien. Hericanne se trouve tout près au quai gratuit et Laurent voit passer Éric. J’en ai profité pour faire du lavage, les couches de nuit ne retiennent plus leur dû… Je suis séduite ; Éric, avec Aymeric dans les bras, se hisse sur la pointe des pieds pour lui montrer un toucan en bois. On est invité sur notre nouveau bateau-copain à déguster des huitres fraîches pêchées il y a deux heures ! Une première expérimentation gustative pour les ti-oui. C’est apaisant de savoir qu’Éric, second sur un Open 60 et à l’aise en pleine mer avec des vents de 35 nœuds, a eu aussi des soucis dans les écluses du canal Champlain. Du coup, tu te sens moins con.