L’artiste
Melbourne, FL (Vero Beach) — Peck Lake, FL
Départ le 17 décembre vers 9h04 – arrivée le 20 décembre vers 15h45
40 ; 30 milles nautiques
Picasso en herbe
- À la radio « HF » : Katmandou, Katmandou, on passe au 17 !
- Papa, pourquoi est-ce que tu mets tes mains dans les fesses du hibou ? J’ose écrire qu’il s’agit d’une marionnette.
- Maman, est-ce que la maison-bateau va faire une manœuvre aujourd’hui ?
- J’me pogne les foufounes ! Dois-je en comprendre que ça y est, c’est le début de la phase anale ?
Comment va la peste ? Ma foi, très bien. Quoiqu’anecdotiques, les récents hauts faits de la petite bouture de Laurent en sol américain méritent d’être clamés sur toutes les chaumières. Vero beach — plus exactement Velcro Beach selon le directeur grisonnant de la marina — est tellement populaire auprès des plaisanciers qu’elle oblige ses distingués hôtes à rafter, c’est-à-dire que deux voiliers doivent occuper la même balle de mouillage. Euh. Perdu ? C’était notre cas également.

J’ai tenté de coucher la petite bête d’amour et je la crois endormie. Erreur. Mais, ainsi va la vie. Murphy me terrasse sous la forme d’un vol d’identité, de rafting et de balle de mouillage. On m’a assigné la balle 32, mais deux voiliers y sont déjà solidement attachés… On ne va pas s’y mettre à trois quand même ? Un jour, si j’essaye, ça ne sera pas avec une balle/boule. Voyons. Toujours est-il que le vent frôle les 15 nœuds et que le vase clos de mangroves qui sert de champs de balles de mouillage est un tantinet trop rempli à mon goût. Au bas mot, plus de 100 monocoques et catamarans occupent un espace où seule plus d’une poignée de chanceux pourrait s’abriter en temps normal. « J’ai déjà envie de repartir d’ici », grommelle Laurent à la barre. Là, avec un doigté extraordinaire et une moue d’enfer, il se faufile à plusieurs reprises entre la masse de coques non inertes. La sangsue repère sa proie. À la balle 36, un voilier fait pour la grande bleue, la vraie, à installé ses défenses en guise de bienvenue. Bingo ! On va passer à l’abordage. Souquez les artimuses (ça ne veut toujours rien dire, soit dit en passant) ! L’angoisse me terrasse. WTF, comment fait-on au juste pour rafter ? Le non importuné voleur de balle me vocifère la technique. Je dois me transformer en rodeo girl et jouer à saute-mouton pour atterrir sur le pont d’Elsie Mae (voilier Island Packet 45). Je pense toujours qu’Aymeric dort. Ce détail qui paraît futile est non négligeable ce jour-là. Une image mentale vaut mille mots ; les deux voiliers sont côte à côte, retenus par une amarre et protégés par des défenses qui grincent. Intrus, je me tortille sur le bateau-copain/bateau-voisin/bateau-assaillit… Je commets un sacrilège et je ne peux faire autrement que me sentir hyper mal. On n’embarque tout simplement pas sur le voilier de quelqu’un d’autre sans sa permission et avec ses chaussures ! D’autant plus que l’atterrissage de Laurent est génial, mais nous laisse à 1/3 trop loin de la boule, au quart arrière d’Elsie Mae. Il faut trouver une technique séance tenante pour avancer doucement sans percuter leur coque. Laurent râle contre l’une de mes amarres qui, en sens contraire, n’a pas fière allure. Je dois l’avouer. Soudainement, je l’entends me dire « une chance qu’Aymeric dort ». Le poil me lève sur les bras ; tout ce manège a pris plus d’une heure…


Dans le carré, Aymeric est suant et joue avec ma tomate, petite pelote de tissu rembourrée qui sert à y « ranger » les épingles entre deux lubies de couture. Mes épingles sont dotées de têtes colorées et l’attirent depuis des lustres. Je ne veux pas l’effrayer, je garde mon calme. J’ai envie de courir et de me projeter sur lui pour m’assurer qu’il n’est pas devenu une passoire à spaghetti (c’était le doux surnom que ma mère m’attribua adoleschiante et accro du perçage). Émerveillé, il me regarde droit dans les yeux et me dit « regarde maman, c’est joli ! ». Dans le coussin du sofa, mes épingles forment des serpentins colorés. « Aymeric, j’ai peur que tu te blesses. Doucement, je veux que tu me dises où sont toutes les épingles, d’accord. On va les remettre sur la tomate ». Très coopératif, il est sain et sauf. La tomate est regarnie et ne se retrouvera plus jamais dans la boîte jardin – l’espace fourre-tout au-dessus de la table à carte. J’ai fait une grosse boulette, mais c’est la mienne et il n’y a aucune raison de discipliner Aymeric, si ce n’est de lui apprendre que l’épingle pique. Il le savait déjà, quand j’ai voulu faire ma démonstration, il a retiré son doigt. Il y a toujours ça de gagner.

En ramassant les babioles qui traînent sur la table à carte, j’aperçois une flaque blanche. Purée, non… Oui. Dans la boîte jardin se trouvait aussi ma colle blanche liquide pour le bricolage. « Aymeric, qu’est-ce que tu as fait avec ma colle ? » Réponse honnête : « J’ai collé les images au mur ! ». Il a le regard brillant et sourit de toutes ses dents. Je suis perplexe jusqu’à ce que je vois la peinture qu’il m’a offerte pour mon anniversaire encadrée de mes cartes postales fraichement rédigées (vous ne m’en voudrez pas hein, elles n’y seront pas pour Noël). Le tout dégouline de colle. Vérification rapide, il n’y en a pas sur les coussins. Hourra. Ne pas crier ; il a exprimé sa créativité de la même manière dont je l’ai encouragé à le faire hier seulement… Dans les moments comme celui-ci, réfléchir à la théorie de l’attachement m’aide à rester centrée. Bon, la conséquence doit être en lien direct et proportionnelle avec l’acte commis. Picasso doit donc apprendre que la colle ne va pas sur les murs et que mes cartes postales ne sont pas de l’art. Avec empathie, ensemble, on va chercher un chiffon et Aymeric nettoie. J’ai pris soin d’acheter un coffre à bricolage qui, rangé dans ma cabine, sauve mon honneur de mère indigne et quelques heures de nettoyage à mon fils.
John et Valerie d’Elsie Mae sont d’une gentillesse incroyable, coincés à Velcro Beach parce qu’elle s’est blessée au pied. En regardant autour de nous, les voiliers sont bigarrés et portent des traces d’abandon, malgré que le propriétaire y demeure toujours. Ensorcelés par l’eau, le diesel et l’autobus gratuit, nombreux sont nos congénères bien scotchés. Purée, après les courses, il faut déguerpir au plus vite, génois en vent arrière. Peck Lake nous attend !

Franchir le pont
On continue toujours notre petit bout de chemin dans l’Intracostal qui s’avère être d’un danger bien caché aux aspirants navigateurs : les ponts ! Bien que salvateurs de nuit pour se protéger des vagues et du vent lorsque l’absence de hauts fonds permet de s’ancrer, les ponts sont l’ennemi numéro un depuis plusieurs jours. L’histoire de Phil est passée sous silence, mais j’en glisse un mot en douce. Au départ de St-Augustine, vers 6 h 30 (du matin), j’ai appelé le gardien du pont pour demander l’ouverture de ce dernier. La tête dans la lune, j’ai oublié de mentionner que nous sommes deux fous à souhaiter traverser dans la brume épaisse environnante. Ce n’est qu’en arrivant au quai de service de l’autre côté du pont qu’on assiste à un spectacle sinistre. Katmandou évite de justesse la fermeture de la bascule sur son mât et effectue un 180 degrés à quelques pieds des piliers. J’ai le cœur qui bat la chamade alors que retentit la sirène du pont. Sur le coup de l’émotion, derrière nous au quai, Phil avoue avoir frappé les protections du pilier, projeté par le courant, en tentant de virer de bord. En route vers Peck Lake, les marées engouffrent une masse impressionnante d’eau sous les piliers des ponts et génèrent un fort courant. Plus bénin bien sûr, comme la plupart n’ouvrent que selon les bonnes volontés de Yahvé, Bouddha ou l’oncle Sam, les ponts exercent la patience et rendent fou ou bien t’envoient promener en mer ! Sur la prochaine route, Laurent a compté plus de 7 ponts à bascules à faire ouvrir dans tout juste 30 milles nautiques.


Ça fait un bail qu’on n’avait pas été grignoté par ces petites bêtes, le krill local, comme on dit par ici. Tout comme du lait versé dans une céréale de riz soufflé — des Rice Crispies, en québécois —, ça crépite sous la quille. C’est un peu surréaliste et donne des allures de vaisseau hanté à dorénavent. Il faut se le dire, il est horriblement dégueulasse, affublé d’une moustache brune digne de celle de mon père dans les années 1980 (j’ai toujours les preuves). Le krill se délecte donc de microorganismes vagabonds qui sont venus se souder à notre coque dans un moment de grande folie. Tout un joyeux festin ! Comme il faut chaud — je me permets encore un aparté… Laurent compte maintenant le nombre de jours depuis qu’il porte des culottes courtes. Et bien, c’est plus de 10 ! —, je tergiverse entre une envie profonde de « mériter des vacances » et celle de nettoyer de fond en comble le voilier, incluant l’extérieur et la coque. J’ai choisi les vacances jusqu’à présent, mais il n’y a aucune crainte à y avoir. C’est sur la liste, the master grand plan of everything du prédépart pour les Bahamas.

