L’art de la science
Annapolis
Si la croisière en famille est un véritable tohubohu, on apprend à nos dépens que quelques règles s’imposent et surtout qu’il est impératif de les réviser si, comme c’est souvent le cas, quelque chose vient à clocher. Alors que tout semblait très bien depuis un mois, ça y est, on est taraudé par un mal plus ou moins inévitable, l’ancrage. Déformation professionnelle ou bouée de sauvetage, trouver par triangulation une solution crédible devient une deuxième nature quand on gagne son pain quotidien en faisant de la résolution de problème. Moi, je cherche dans les livres et je sollicite l’avis de professionnels, Laurent préfère googler puis lire les files (thread) de réponses des sites qu’il juge sérieux. On pensait notre routine d’ancrage bien huilée, peut-être que c’était le cas… De nouvelles conditions exigent pourtant qu’on se pose des questions.
Ce matin, alors que je lisais la réponse de Daniel Lemaire sur la délicatesse de la technique d’ancrage, on chassait (l’ancre dérapait, mal accrochée au fond) ! C’est le téléphone de Philip, son Katmandu ancré juste devant nous, qui a sonné la cloche d’alarme. On n’a pas le choix, au moteur et que ça saute. Bien sûr, je suis sur le qui-vive. Par contre, j’apprécie le moment. Il est idéal pour s’entraîner à ancrer dans des conditions plus difficiles qu’à l’ordinaire, sans qu’elles soient déplorables. C’est une opportunité d’aiguiser mes réflexes dans un environnement bien contrôlé. Plusieurs facteurs jouent en notre faveur : il fait jour, Aymeric s’amuse seul, il ne pleut pas et surtout, il y a du fond et peu de voiliers. En conséquence, la danse du chien dans un jeu de quilles en est grandement réduite ! Sérieuse, j’ai le sourire aux lèvres. Première question. Est-ce qu’on chasse vraiment ? Pour le savoir, on essaye la technique des Glénans, c’est-à-dire qu’à très basse vitesse, je mets le moteur en marche arrière, sans donner de « bon coup ». Les signes ne trompent pas, le paysage et les débris défilent.

Je tiens à souligner que même si on a de mauvaises journées (comme tout le monde, n’est-ce pas ? Elles me semblent pires sur l’eau. Ce n’est peut-être qu’une question de perception. J’ai aussi un penchant non-négligeable pour le drame…), Laurent et moi on fait la paire quand il s’agit d’ancrer. D’ailleurs, on s’était donné comme défi d’exécuter la manœuvre silencieusement pour mettre à l’épreuve notre communication télépathique. Je blague. On se parle en signes et, en général, tout va très bien. Hamidou, notre skipper à Marseilles, avait fait une remarque cinglante à propos du couple qui « tentait » de mouiller juste à côté de nous dans les calanques. On entendait à des milles nautiques à la ronde les hurlements furieux du mec qui criait des bêtises à sa femme, tremblante à la barre.
J’avais pris le temps de demander à Daniel son avis puisqu’on a été incapable de s’ancrer à Baltimore (Laurent pense que c’est en raison des déchets en plastiques qui tapissent le fond) et puis à nouveau ici, à Lake Ogleton, tout près d’Annapolis. Comment dormir d’un sommeil profond si tu as le moindre doute sur la tenue de ton ancre ? Surtout lorsque le vent fait un bruit sinistre dans tes haubans… C’est juste vraiment très très stressant ! C’était la première fois qu’on mouillait sous un vent établi à plus de 15 nœuds et, de surcroit, pendant une rafale. Il a fallu se rendre à l’évidence, on chassait. Je pense qu’on avait beaucoup trop de vitesse sur le fond pour que l’ancre puisse se déposer doucement. On a probablement culé (reculer le voilier) trop rapidement avec le moteur, sans laisser le temps à la chaîne de venir épouser le relief du fond de l’eau. À la deuxième tentative, l’ancre a été larguée au dernier moment, juste avant que le vent n’emporte de côté dorénavent par l’effet du fardage (prise qu’offrent au vent les superstructures et la coque d’un navire). L’ancre a très bien tenu pendant deux jours. Pourquoi en a-t-il été autrement ce matin ? Je l’ignore. Comme Daniel a si généreusement partagé son savoir, je m’en voudrais de ne pas en faire profiter autrui. Je le cite directement, entre guillemets et en italique bien sûr, pour qu’il n’y ait pas la moindre confusion. Je ne suis pas un vieux loup de mer dont l’expérience me permettrait de même oser donner des instructions sur l’art d’ancrer.

« Le mouillage n’est pas une science exacte, mais un art. Avec toutes les imprécisions que cela suppose ! Le principe que le bateau recule quand on mouille, c’est pour éviter que la chaîne ne s’empile sur l’ancre, s’emmêle dedans et nuise à son accrochage. Donc il faut que le bateau recule doucement au moment où on dépose délicatement l’ancre au fond. Que le bateau cule sous l’effet de son moteur ou du vent, peu importe, mais il ne doit pas reculer trop vite, sinon l’ancre va “survoler” le fond et n’aura pas le temps de “faire son magasinage” pour se trouver un petit nid douillet…
Ce qui compte, c’est donc la vitesse fond du bateau. La force du vent n’intervient pas (sinon pour rendre la manœuvre plus difficile et stresser l’équipage !). Donc, par vent fort, il faudra même peut-être mettre de la marche avant pour que le bateau ne recule pas trop vite ! La meilleure façon de juger de la vitesse du bateau quand on va très lentement, c’est de regarder l’eau : il y a toujours une feuille morte, des bulles, un poisson mort (!) ou d’autres débris qui flottent à côté du barreur, et ils sont essentiellement immobiles par rapport au fond (malgré les apparences), ce qui permet de juger de la vitesse de déplacement du bateau. Les amers à terre c’est bien, mais ils sont souvent trop loin pour donner une idée précise.
Le “coup de moteur” n’est pas critique, et n’a pas à être donné immédiatement. Une bonne ancre va s’enfouir d’elle-même sous le simple effet du fardage du bateau. Donc mouillez, donnez une touée généreuse, prenez des alignements sur des amers, laissez tourner le moteur (au cas où…)… et relaxez 5 minutes ! (Moi, je m’ouvre une bière !) Ensuite, reprenez vos alignements et donnez un petit coup de moteur pour confirmer, juste assez pour tendre le mouillage. Normalement, rien n’aura bougé et vous pourrez éteindre le moteur. »

La question de l’ancre est épineuse, emplie de subtilités et d’avis épars. Le choix de l’ancre, et surtout de son poids, se pose dès qu’on souhaite lever les voiles sans connaître la date de retour. Il n’est pas exagéré de dire que l’ancre a été le sujet chaud de l’été entre nous ! On avait une Bruce de 33 livres qu’on a changée pour une Rocna de 33 livres. Le voilier mesure 36 pieds. En règle générale, il est bien connu qu’au strict minimum, le poids en livres de l’ancre doit équivaloir à la longueur du bateau en pieds (36-36). Oui, dorénavent possède une ancre sous-dimensionnée. Après des journées de palabres, c’est la solution de Laurent qui a été retenue. On était tous deux d’accord pour l’achat d’une Rocna (c’est déjà un très bon point de départ). Chose à savoir, le fabricant de la Rocna ne joue pas dans les subtilités. On avait le choix entre une 33 livres et une 45 livres. Je souhaitais une ancre de 45 livres, largement surdimensionnée. Laurent, pour sa part, rétorquait qu’en cas de pépin, le guindeau ne suffirait très probablement pas et qu’il doutait de sa propre capacité à relever une ancre aussi lourde du fond (il ne faut pas oublier le poids de la chaîne). En lisant les spectres du fabricant liés aux poids et à la longueur du voilier, l’ancre de 33 livres, tout en considérant plus ou moins le poids du voilier par nos effets de voyage, était à privilégier. On a donc opté pour une très bonne ancre légèrement sous-dimensionnée. En revanche, on s’est paré de 150 pieds de chaîne (avec la Bruce, on n’avait que 50 pieds de chaîne). On a bien 50 pieds de câblots, mais notre touée n’a été que chaîne depuis un mois. Ce qu’on sait aujourd’hui, c’est qu’en faisant ce choix, on ne peut pas mouiller partout ! Notre touée sera toujours plus longue en raison de la sous-dimension de l’ancre, malgré qu’elle ne soit constituée que de chaîne. C’est une conséquence directe dont je saisis tout juste l’importance. Il faudra peut-être prendre un quai lorsque la météo sera mauvaise en ville où le troupeau de comparses est agglutiné…