La grande noire

Isle of Palms, NC — Savannah, GA
Départ le 27 novembre à 12 h 47 — arrivée le 28 novembre à 10 h 15
101 milles nautiques

Il y a quelques jours, Anne — voilier Hericanne — m’écrivait que le voyage forme la jeunesse — même la vieille jeunesse de 30 ans. Elle rigolait sachant que non seulement je mange maintenant des champignons, mais que j’ai moi-même pris l’initiative de cuisiner son pâté végé — pinacle de mon exploration culinaire du fongus. Si le voyage forme la jeunesse, en mer, la nuit noire venteuse réveille le marin ensommeillé.

Après avoir mis fin abruptement à notre flottille pour sortir en mer et voguer jusqu’à Savannah, avec l’homme et le gamin, on a fignolé un plan de traversée qui, somme toute, semblait bien. Environ 10 nœuds de vent établi et des rafales à 15 nœuds maximum. Un vent du nord-est, excellent pour une belle nuit au large voire au grand-large. À cette allure, le train de vagues vient de l’arrière, ce qui est très confortable. Et puis, nul besoin de mettre les voiles en ciseaux — c’est très joli, mais surtout difficile à contrôler. Si le voilier va en sens contraire de la grand-voile pour accommoder un tant soit peu le génois, un empannage et vlam, le coup de bôme reçue sur la tête projette l’équipier à la mer ! La route est tracée, ne reste plus que l’organisation du voilier. J’ai pris soin de cuisiner un chili et une croustade aux pommes. Plus question de m’affairer à la cuisinière entre les vagues ni de me demander « quessé qu’on mange ?! » Tout a été rangé et calé dans les équipets pour ne pas voir voler des conserves ou bien des camions en plastiques en pleine nuit. Des vieux de la vieille, ranger et plier la voiture bateau sur le pont n’a nécessité qu’un petit 45 minutes et non une matinée.

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Tous s’activent…

Pendant qu’on s’active, le dernier billet de Josée (voilier Thalasso) à propos de leur traversée en mer de Charleston à Cumberland Island me trotte dans la tête : Une nuit en mer. Sa plume vaut vraiment le détour ; ses mots, écrits avec simplicité, rendent palpables leurs émotions, exacerbées par la mer et la nuit. Ils ont eu le mérite de me rappeler brutalement, avec humilité, que nous sommes toujours novices, voire néophytes, malgré ces derniers mois passés sur l’eau. La petite voix au creux de mon oreille se fait entendre. « Moi, qu’elle nuit m’attend, dehors ? » Bien sûr, j’ai toujours une grande envie de faire le saut, de sortir de l’Intracostal. Put put put, d’aucuns avaient compris la connotation péjorative associée à l’onomatopée.

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La marina d’Isle of Palms

Bien sûr, le chemin vers la grande bleue est parsemé d’escales. Il faut faire le plein de diesel et d’eau, faire un pump-out et sortir les déchets domestiques à la marina. Puis, il faut aussi attendre le pont tournant, à l’heure, pour gagner Charleston et le passage vers la mer. 16 h 35, ça y est. Le canal, bien balisé, se dessine devant nous. L’eau est calme ; je vois un dauphin ! C’est un signe de Zéphyr qui nous souhaite bonne traversée, j’en suis certaine. J’entends des grincements à la VHF. Après avoir réglé le squelch, je me rends compte que le capitaine d’un navire demande aux Coats Guards de faire dévier un plus petit bateau de sa voie. « Sailing vessels nearby buoy 35, please answer. » J’ai un pressentiment… je demande à Laurent, à la barre, le numéro de la bouée située le plus près de nous. « 51. Pourquoi ? » Je ne connais pas l’ordonnancement des bouées. Si ça se trouve, il s’agit d’un voilier beaucoup plus près de la ville, alors que dorénavent se dirige vers la mer. De nouveau, la VHF se fait entendre. « Oh, if it stays there and it’s fine with him, I’m OK. ». Euh… Je sors du carré pour voir un énorme vaisseau de croisière, Adventure Ecstasy, prendre la largeur du chenal, escorté par deux Coasts Guards, mitraillettes pointées vers nous. Avec Laurent, on se regarde intensément. J’ai un petit rire nerveux et je pense à ma valve en Y des chiottes. Soulagement, on est en règle. Ils poursuivent leur route sans même nous voir. Y’a des moments où purée, tu te sens vraiment con. Je n’ai même pas su répondre à un appel à la VHF. Toujours la petite voix « non, mais tu étais à l’affut et, franchement, l’accent de Popeye… » Laurent navigue entre le brise-lame — une jetée de pierres et de roches qui me fait vraiment peur — et le chenal pour laisser passer un pétrolier. Chouette.

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Adventure Ecstasy et son escorte

Un petit 5 nœuds de vent nous oblige, en début de soirée, à rentrer nos voiles et à poursuivre au moteur. Tout de même, grand-voile et génois déployés, on a filé à 4,5 nœuds seul dans l’immensité pendant quelques heures. Que du bonheur. Certes, la côte n’est pas loin, mais comparé à New York, il n’y a aucun autre navire sur l’eau. Vers 20 h, je couche Aymeric. Je ne me sens pas très bien depuis quelques jours et je pense avoir un petit rhume. Gentleman, Laurent me propose de prendre le premier quart pour que je puisse dormir de suite. Joie ! Les yeux encore dans la brume, je me lève vers 22 h pour le remplacer à la barre. Enfin, rejoindre Wagner, le pilot automatique, qui se tape tout le travail. Le vent file maintenant entre 8 et 10 nœuds. D’expérience, la force n’est pas suffisante pour ne pas que les voiles se vident entre les vagues. Seule dans le noir, je lis à la lampe frontale rouge en prenant soin de scruter l’horizon toutes les 5 minutes et de vérifier notre position sur le GPS. Laurent vient me rejoindre vers minuit. Je me sauve pour me laisser tomber sur le lit du carré.

Deux heures du matin. J’ai de la difficulté à dormir, une vague vient frapper dorénavent au quart arrière, l’envoyant valser brutalement sur le côté. Je suis calée entre les cousins du sofa pour ne pas tomber sur le plancher. Aymeric ! Le démon du parent indigne me réveille en 2-3 mouvements. Je me précipite vers sa cabine en me tenant aux mains courantes. Il dort paisiblement. Le nœud au creux de mon ventre se calme. J’installe son filet, la chute de son lit serait brutale. Je prends soin de mettre des cousins sous le filet, si jamais il vient à s’y pelotonner. Dehors, Laurent m’attend. Je sens la force de notre génois, bien réduit, nous propulser vers l’avant ; le moteur est toujours en marche. 18-19 nœuds de vent d’établi, je suis à la fois sereine et pétrifiée. Tout autour de moi, la nuit est calme, le vent vient de l’arrière. Surprise, la brise qui me caresse les joues est chaude et humide. On est très bien dans le cockpit. Quand la vague fatidique nous prend d’assaut, j’ai le sentiment que le voilier devient un bouchon de liège pris sur les flots. J’ai peur. J’ose demander à Laurent de rester avec moi, bien que ce soit son tour d’enlacer Morphée. D’une voix timide, je lui demande si on opte pour notre pan B, c’est-à-dire de rentrer de nuit à Beaufort pour nous ancrer près du canal. « Je ne sais pas… »

Devant nous, des lumières se dessinent. Des pêcheurs ? Plus on avance, plus les formes des cargos se dessinent dans l’opacité. Purée ! Elles sont immobiles ces formes ; soit les cargos sont en mouvements vers nous, ce qui explique l’immobilité, soit ils sont à l’ancre. Rien de particulier n’est indiqué sur la carte du GPS. On n’en mène pas large. Devant Beaufort, je prends mon courage à deux mains pour lancer un appel de sécurité. Je m’en veux un peu ; on aime la mer — du moins, après nos deux petites tentatives — et on n’est pas équipé d’une balise AIS ni d’un radar. De vrais boulets. « Security security security. Sailing vessels approaching the entrance of the southeast canal. » Aucune réponse.

Le vent est toujours aussi fort, mais je vois bien que Laurent résiste de peine et de misère à rester éveillé. Il est 4 heures du matin. « Vas-y. Je me sens en contrôle. Sans la vague, je suis même très bien. Je me sens comme Florence Arthaud ! » Il me répond, le sourire aux lèvres : « Florence Arthaud au moteur… » Attachée par ma longe aux lignes de vie, je valse avec le voilier en scrutant l’horizon. Les lumières se décuplent et laissent deviner plus de 6 cargos, à l’ancre. Ils sont tout juste à l’entrée de l’inlet de Savannah et non de Beaufort, comme on le pensait. J’ai faim, j’ai un peu mal au cœur et j’ai l’impression d’être trop alerte. Bref, c’est comme si j’ai consommé des narcotiques. La tête de Laurent apparaît dans la descente. « Pas capable de dormir. Aymeric a trop confiance en nous ! Tu penses qu’il se frappe la tête contre les parois du bateau ? » Moi : « J’espère que non ! Remonte, j’allais te chercher. Il est 5 heures. On avance à 7 nœuds sur le fond, on va y être avant l’aurore, non ? » Lui : « Shit. Oui. » Je somnole agrippée aux cousins quand j’entends un PUTAIN ! Le cœur qui bat la chamade, je sors. « Qu’est-ce qui se passe ?! » Il me répond : « Je croyais mettre parler dans ma tête. Il y a un vent établi à 25 nœuds. Les vagues sont de travers et je viens de voir passer un énorme porte-conteneurs à quelques mètres dans le noir. À l’ancre, ce sont des sapins de Noël ! Là, je me suis rendu compte à la dernière minute que la verte signifiait qu’il venait vers nous. J’ai eu vraiment peur. Je suis entre la jetée et le chenal. Il ne peut pas sortir, il a un trop grand tirant d’eau. » Je m’habille en 4e vitesse pour le rejoindre. Je ressens toute son anxiété au son de sa voix. Dans ce genre d’impasse, il fait de l’humour noir pour se calmer. « Ça serait pire si les rafales augmentaient à 30 nœuds, si les 6 cargos entraient dans le chenal, si le vent était de face… » Il se tient bien droit derrière la barre, sans défaillir. Je sens bien qu’il ravale sa peur, la trouille au ventre. Je vais être malade ! Quelques minutes plus tard, je suis de retour dans le cockpit. Il me regarde, les yeux humides « Merci, ti-oui, d’être là ! » Avec un grand sourire aux lèvres, je lui réponds « c’est certain ! Bon, là, on joue à trouver les bouées sans percuter la jetée. Je ne veux pas être naufragée. » Des bateaux de pêche sortants en mer sont happés de pleins fouets par les vagues. Dieu est loué, le GPS indique la position des bouées. Impossible de savoir la distance et l’emplacement des vertes et des rouges entre toutes celles qui scintillent et clignotent au loin. Derrière nous, les premières lueurs du jour apparaissent trop lentement. On vogue dans l’obscurité. L’apocalypse nous guette. Malgré tout, je suis aux aguets, mais je demeure calme. J’ai le sentiment que Laurent est lucide, qu’il garde la tête froide. Je me sens aussi faire partie d’une équipe, qu’on traverse ce chenal ensemble.

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Hourra les premières lueurs du jour!

Une barge se devine, tout près devant nous. « To the sailing vessel northbound in the Savannah River. To the sailing vessel northbound in the Savannah River. » Là, ça ne peut être que nous, je dévale la descente et bondis sur la VHF. « This is it. I am captain of the sailing vessel. ». Lui : « Please switch to the working canal. 13. Over. » Moi: « Roger that. 13. Over. »

« Captain. I am quite large. You have to decide on which side of the canal you will by passe us and stay on it! » Je traduis pour Laurent en sortant ma tête de la descente. À droite ou au gauche, mais ne change pas d’idée!  J’agrippe la VHF. « Can you please confirm that you will pass us on our starboard? » Lui, d’une voix calme, rassurante : « Yes. Stay there. Starboard to starboard ». C’est à ce moment qu’on voit le mastodonte apparaître dans la pénombre ; je suis à nouveau prise de panique. Je ne dis rien à Laurent qui reste tout près des vertes, à l’extérieur du canal. « Captain. Stay on the working channel 13 please. Another big vessel is coming in right behind me. »

Le paysage qui se dévoile sous nos yeux est hideux. Savannah, le joyau de la Gorgie dont j’ai tant entendu parler ressemble à un parc industriel sur les stéroïdes. Il reste plus de 7 milles nautiques pour nous rendre dans la ville. Sinon, un mouillage tout près. Laurent n’en peut juste plus… Je ne veux pas aller au mouillage. On manque toutes les villes et celle-là, je veux la visiter. J’y tiens mordicus. Bien que, en regardant autour de moi, les entrepôts, les grues et la saleté, je me demande bien pourquoi je suis si obstinée. Je le chasse dans le carré et je conduis, tant bien que mal, en dodelinant de la tête sur la barre.

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À l’abri des vents de 30 noeuds devant le Westin

Terre, terre ! On approche tout doucement des quais municipaux — sans aucun service et 1,50 $ du pied. Purée — qu’un couple nous aide à amarrer. John et Laurie, leurs visages semblent familiers… Oui, on les a rencontrés à Oriental. Gentiment, ils nous disent que le quai municipal est fermé, que celui-ci est payant — 2,75 $ du pied la nuit et le seul service, c’est l’accès à l’eau ! —, mais que le quai du Hyatt est à quelques mètres. Là, c’est 3 $ du pied, mais au moins, il y a tous les services. Le calcul n’est pas long à faire et, la tête dans le cul, on repart de plus belle. Laurent installe les traversières — spring line, en anglais, ses cordes servent à contrer l’effet de la marée de plus de 8 pieds — quand la gérante vient nous voir pour nous dire qu’après Thanksgiving Day, le quai est fermé. J’ai les larmes aux yeux ! Je me rhabille, câline brièvement Aymeric qui se réveille et sors sur le quai. Contre vent et marée, Laurent manœuvre tellement bien que je ne stresse pas trop en enlevant la corde du taquet. Je relève la tête et vois, avec surprise, le voilier s’éloigner du quai ! Je ne peux pas sauter à l’eau et j’ai toujours l’amarre dans la main. Si je l’échappe, il y a des chances qu’elle se prenne dans l’hélice. Rapidement, Laurent la rattrape et exécute un grand cercle pour se mettre face au courant. Aucune marche arrière n’est possible. Aymeric pleurniche « maman » dans le cockpit. Me voilà de nouveau à bord qu’on vogue vers le Westin, de l’autre côté du chenal. Cette fois, je jure sur la tête de Zéphyr que je ne bouge plus. Un téléphone aux agents des douanes avant dormir pour me faire dire qu’ici, il faut téléphoner dès qu’on jette l’ancre, tous les soirs.

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Laurent, alité sur le toboggan, à Savannah