La grande muraille des États-Unis

Deltaville, VA — Portsmouth, VA
Départ à 6 h 37 — arrivée à 13 h 4
50 milles nautiques

 

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Deltaville
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Deltaville

Lover’s Lane

En quittant la magnifique baie de Mill Creek, j’étais loin de me douter que le village côtier de Deltaville possède lui aussi un charme certain. L’endroit, lové au creux de deux baies, respire la quiétude et la simplicité. J’ai même fait remarquer à Laurent qui si la Gaspésie y ressemble un tant soit peu, je considère bien y passer quelques années. Seul dans un mouillage ultra-protégé, on se rend au quai municipal, au bout de la rue Lover’s Lane, pour accoster en voiture-bateau et faire nos emplettes. Le choix bien heureux de s’arrêter ici est en fait dicté par la nécessité de trouver des mèches pour la lampe à l’huile et de faire une épicerie. Sans oublier que tout, je dis bien tout, notre linge est sale. Celui d’Aymeric émet des odeurs que je ne vais pas décrire par peur de choquer les sensibilités.

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Lover’s Lane

Bien sûr, le dimanche, la bibliothèque (et donc le seul réseau wi-fi gratuit) est fermée. Idem pour la quincaillerie. Après un bon 20 minutes de marche, on passe devant une église et je m’aventure à demander à un homme s’il connaît les heures d’ouverture du supermarket. « Yes, it is open on Sundays. It’s quite far, would you like a ride? » Je lui souris, le remercie pour sa générosité. Arrivé, il me dit de ne pas avoir peur de demander à l’épicerie si quelqu’un revient dans notre coin, près des marinas. « We are a small town and, we like to help. ». Pile-poil. Le chariot d’épicerie est plein à craquer (la dernière remonte à plus de 10 jours ! La vie en voilier est peut-être le secret de la simplicité volontaire alimentaire) et Laurent maugrée qu’on ne sera jamais capable de tout rapporter. Je suis silencieusement d’accord avec lui. Je m’avance doucement vers la caissière et lui explique notre situation. Une dame très bien habillée m’approche avec un sourire discret « I could not help to overhear what you said. I live nearby Jackson Creek, do you need a ride? » Non seulement du petit village émane un sentiment d’apaisement, mais en plus les gens sont extraordinaires. Un après-midi au parc pour soulager l’envie de bouger du petit bonhomme (la mienne aussi, on ne va pas se leurrer). Au retour vers la maison, je suis intercepté par un capitaine titubant… « Do you know if there’s a store near by where I can buy alcohol. ». Ah. Pour un Américain, il est tout près de moi, presque dans ma bulle (l’espace physique accordé socialement à une personne lorsqu’on se tient près d’elle). Étrange. Peter nous dit que sa femme est partie promener son chien et que son voilier, Tally Ho!, est amarré au quai. Il se peut qu’il soit en feu, il vient juste de changer un moteur qui ne fonctionne pas très bien. Le bateau fait un boucan d’enfer et, surtout, date de 1931 !

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Tally Ho!

N’en demeure qu’il faut toujours trouver les maudites mèches et tout laver à l’eau de Javel (j’exagère à peine). Lundi est consacré à quelques heures à la biblio pour mettre à jour le blogue, reprendre contact avec la vie cybernétique et surtout passer à la quincaillerie. À la bibliothèque, Peter m’intercepte à nouveau en compagnie de Stéphanie, sa femme canadienne-française ! Il marche sur la droite ligne ce matin et se rappelle avoir entamé une discussion sur les paddle board hier. Ça fait plus de 15 ans qu’ils habitent le voilier et leur annexe demande beaucoup de travail. Super gentil, on discute jusqu’à ce que la bibliothécaire nous arrête pour nous demander si nous sommes des live-aboard. Elle a fait de la voile à Boston. Voyant mon penchant pour les westerns (bon, hein, dans une vente de sous-sol de biblio, il n’y a pas un éventail de choix. Puis, la lecture de plaisance, ça va avec la voile de plaisance), elle me remet un livre abîmé de Louis D’amour, un écrivain très reconnu aux États-Unis pour ses romans de Cowboys. On doit rencontrer Peter ce soir, au retour de la marina où l’on prend d’assaut, carrément, la buanderie et les douches ! Malheureusement, il fait noir quand on rentre et on le manque. Farewell Tally Ho !

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La bibliothèque de Deltaville

Capharnaüm cacophonique

« Mais si j’étais vous, je me rendrais au sud aujourd’hui… C aujourd’hui les élections… Bonne chance » — un sociologue désabusé

Jour d’élection présidentielle, on part au tout petit matin pour couvrir 50 milles nautiques jusqu’à Portsmouth. Avant 8 heures du matin, deux dauphins viennent jouer avec la proue du voilier (un signe favorable de Zéphyr, dieu du vent), une canalisation condamnée sous l’évier de la cuisine explose (on nage dans le bateau) et une grosse vague fait plonger Aymeric tête première en bas de son lit (méchant bleu sur le front). Plus de la moitié du trajet à la voile, c’est une tellement belle surprise. Les données météo laissaient penser que tout se ferait au moteur.

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Au quai, Laurent se renfrogne. Il n’aime tout simplement pas les quais et préfère de loin les mouillages forains. Une fois de temps en temps, j’apprécie de pouvoir mettre pied à terre sans sentir l’odeur d’essence du moteur hors-bord. Là, je lui donne raison, de grands billots de bois protègent le quai, mais détruisent le voilier. Un petit travail d’équipe ? Non. Comme il n’a pas la solution en tête et ne peut donc pas me « dire quoi faire », je suis dans son chemin. J’ai bien essayé de faire preuve d’initiative, mais je suis toujours dans le chemin. Pas grave, Aymeric voudra bien jouer aux blocs avec moi. Un énorme bateau-taxi vient s’amarrer tout près toutes les demies-heures et les lumières du port illuminent à des milles à la ronde. On est loin de Deltaville où l’on cherchait notre voilier dans le noir en nous demandant s’il y était encore !

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C’est quoi l’idée de mettre des billots?

Pied-à-terre. Ce n’est pas glamour, mais comme on veut vivre un peu des vibes de cette journée d’élection, Laurent trouve un McDo tout près du quai. Il y a mieux, bien sûr, mais comme on souhaite une télé et qu’Aymeric ne peut venir dans un bar « sport »… Une claque colorée nous attend et elle se dessine sous la forme de la faune locale. Il fait chaud, c’est un véritable sauna. On est les seuls blancs, sauf si l’on compte l’homme et la femme à semi-cachés dans un coin, étriqués dans leurs vêtements délabrés. Elle a un spasme continuel du haut du corps et manipule quelque chose qui me semble illicite dans ses mains. Ah oui, elle marmonne tout bas. Un peu plus loin, une femme noire d’une certaine ampleur pointe du doigt la chaise vide devant elle en récriminant on ne sait qui. Tous traînent des sacs de poubelles remplis de vêtements (comme nous hier, finalement). Je crois assister à du proxénétisme. Derrière moi, les présentateurs télé sont en liesse, après plus d’un an et demi d’une campagne « spectaculaire », voilà le grand jour ! Sur une deuxième télé, la frénésie monte parmi les invités du talk-show habillés du drapeau américain. On est sur une autre planète et la politique n’a pas la même saveur.

Lendemain de veille d’élections présidentielles

« Aaaaahhhhb. Vous allez devoir passer par le passage du nord/ouest pour revenir au pays… Courage. Je partirais des Bahamas, pour traverser l’Atlantique, passer le cap Horn et l’océan pacifique et monter au nord et faire le passage du nord-ouest afin de ressortir sur les côtes du Labrador… C votre seul salut possible » —toujours le même sociologue désabusé

Il fait gris, je suis morose. Plusieurs se demandent comment les États-Uniens en sont-ils venus à élire Trump. Je suis aussi sans voix. Cependant, on a bien eu l’occasion de déambuler parmi certains villages où les traces de la pauvreté sont omniprésentes. Un jour, en cherchant un parc, on a vu un homme tourner en rond sur un motocross autour de sa maison alors que 4-5 enfants, sales, le regardent. Une femme fumait en poussant un landau. Sur le toit, une bâche élimée laissait voir un trou béant dans la toiture. L’appel au populisme se fait entendre.

Aymeric n’a pas encore absorbé le changement d’heure et j’ai l’impression qu’il accuse une importante dette de sommeil. On doit aller au musée des enfants de la Virginie, à quelques minutes à pied du quai. Après la sieste, on finit par s’y rendre de justesse, une heure avant la fermeture. Whoopee Wednesday, tous payent 5 $ ! C’est étrange le sentiment d’être un parent anormal parce que tu marches dans le noir avec ton enfant de deux ans. Pourtant, il est 6 heures ! Bref, Laurent trouve une Cantina où les tacos (sublimes) sont 1 $ le mercredi. Pourquoi est-ce que je suis dans la brume et que personne ne m’a mise dans le coup… il faut sortit le mercredi ! En plus, Éléonore, notre serveuse, a passé 4 ans à Paris et se fait un plaisir de nous servir dans la langue de molière.

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Le musée des enfants de Virginie

Bon, le bruit est assourdissant dans le port, les vagues nous rentrent dedans et là, je sens que mon homme en a marre de la ville. On va quitter sous peu, dès que le vent se calme, pour un dernier « pompe-out/aspi-crotte » et un remplissage des réservoirs d’eau, à sec depuis ce matin. Les brusques changements de température rappellent à l’ordre, on s’en va au sud purée !