Haute surveillance
Cumberland Island, GA (St-Mary’s) — Jacksonville, FL
Départ le 6 décembre à 12 h 15 — arrivée le 8 décembre à 14 h 13
(12 ; 36 milles nautiques)
Oncle Sam
Sous une pluie drue, Laurent prépare le cockpit alors que je m’occupe de l’intérieur du voilier. Une petite navigation de quelques heures nous mène tout droit à St-Mary’s, à la frontière entre la Géorgie et la Floride. Ce n’est pas sur la route de l’Intracostal, mais Justin et Sylvie — Maître D, voilier Endavour de 43 pieds — nous y attendent après plus de deux mois d’absence. Ils sont partis à la fin octobre de Saint-Paul-de-l’Île-aux-Noix et ont tracé leur petit bout de chemin en mer pendant plusieurs jours. Tellement qu’ils ont réussi l’exploit d’être avant nous en Floride ! D’accord, ils ne sont pas les seuls… nous sommes de vrais lambineux.

Juste avant notre départ, des bourrasques secouent dorénavent qui se rapproche lentement du quai de l’île. Aussi étrange que ça peut paraître, un premier orage nous explose sur la tête. Le ciel est bel et bien tombé ! Hier soir, les éclairs ont zébré le ciel pendant plusieurs heures, accompagnées de vents forts. Ce matin, c’est la queue qui brasse notre proue. Au loin, Katmandou s’éloigne… Ils doivent avoir pris une sale douche. Le capitaine sonne le glas du départ. Les vents doivent être decrescendo cet après-midi. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Par un heureux coup de chance, le vent frôle le 25 nœuds établi et Laurent enregistre des rafales à 27 nœuds. Aussi discret que possible, on s’avance dans le canal qu’il a baptisé « la voie des sous-marins nucléaires américains ». Les bâtiments militaires extérieurs entachent l’enchantement et la magie de Cumberland ; c’est à pleurer. Toujours est-il qu’on entend Katmandou se faire interpeller par les Coast Guard à la VHF… Avec Laurent, on se regarde, sourire en coin. Quelles sont les chances ?

Philippe tente de nous joindre, sans y parvenir. Justin me texte “Someone is calling you. A friend. I heard your boat name.” Le triangle revient à Philippe qui me met en garde… « Prenez vos vestes de sauvetages, sortez vos papiers, vous allez être abordés ! » Quelques secondes plus tard, “To the sailboat southbound near buoy 45”. “Sailboat southbound, dorenavent, captain speaking”. “Please switch to canal 17, we will come aboard for a security check.” Dans un moment de génie, tu te dis c’t’une joke, non ? Comme une poule qui court avec une tête et une idée précise de surcroit, je sors les VFI et oblige Laurent à mettre le sien. Ensuite, la toilette y passe. Deuxième vérification de la journée. Oui, tout est bien fermé. Un peu comme le test du pipi où la légende urbaine (pour effrayer les enfants et réduire le taux de chloramine dans les piscines publiques), veut qu’une trace rouge suive l’infâme qui ose se soulager dans l’eau, j’ai eu ouï-dire que les yee-ha mettent du colorant dans la cuvette pour voir si l’eau s’écoule dans le réservoir des eaux noires ou bien dans la grande bleue.

Le semi-rigide rouge s’avance, mitraillette bien bandée ; je suis toujours aux prises avec mon petit rire nerveux. À la VHF, je demande à l’officier de quel côté il veut nous aborder… Il me répond tout bonnement qu’ils ne s’amarreront pas au voilier, que deux officiers viendront à bord et que le semi-rigide nous suivra. Bien sûr, c’est simple comme bonjour. Pourquoi n’y ai-je pas pensé toute seule ? James Bond I & II, armés jusqu’aux dents et habillés tout en bleu, s’agrippent entre les mains courantes de leur semi-rigide et de dorénavent, les pieds dans le vide. J’ai la sensation de voir la guérilla prendre possession de ma maison ! Laurent, dans les quatrièmes rugissantes (le vent souffle à 20-22 nœuds, de face), fait tout son possible pour garder les pauvres diables au sec. Comme si c’est tout à fait normal de recevoir quelqu’un avec un revolver dans ton salon, les deux hommes s’installent confortablement dans notre cockpit. Ils sortent une panoplie de papiers et carnets qui risquent fort de s’envoler immédiatement… Quasi hurlant pour ce faire entendre, mon homme les envoie à l’intérieur (sains et saufs).


Je leur propose de s’asseoir et de boire un verre d’eau… – oui, je me sentais un peu nouille, mais je n’ai strictement aucune idée de l’étiquette à suivre quand on subit un abordage forcé des Coast Guard. Un refus poli. En me serrant la main, le plus jeune me dit, d’une voix sereine, “We are here to make sure that your vessel is safely equipped according to the law. This is to ensure your safety.” Aymeric, assis bien sagement à mes côtés, est heureux d’avoir de la visite en navigation. Une première, en effet ! « Pourquoi est-ce que le monsieur joue avec l’instecteur (l’extincteur) ? » « Pourquoi est-ce que le monsieur va dans notre toilette ? Il veut faire pipi et avoir un bonbon de l’Halloween ? » L’un prend en note toutes nos informations personnelles et l’autre me fait un rapport de ses trouvailles à chaque fois qu’il coche un item de sa liste. Consciencieux, il peine à lire son carnet tellement les vagues de front font valser le voilier. Ma bouée de sauvetage (j’pense qu’il est plus vieux que dorénavent, ce truc) est craquée et doit être remplacée. Pour le moment, ce n’est qu’un avertissement verbal. Le VFI d’Aymeric est à sa taille et en bonne condition. On me félicite. De suite, le bât blesse. Je n’ai pas de plaque intitulée « Garbage Plaque » qui indique que j’ai une conscience verte et que je vais jeter mes ordures dans un endroit désigné. Pardon ? James Bond II me montre une image de ladite plaque à partir de Google (le secret de l’univers se trouve dans Google, j’en suis persuadée). “They are Canadians. I just told them to get the plaque, but will not find them for not having it. Maybe they don’t need it in Canada.” Maintenant, navigateurs de canaux, à vous de trouver où vous procurer cette merveille d’esthétisme ! Les deux officiers ruissellent de sueur sous l’effet de serre des hublots ; c’est charmant.


Je ne suis plus du tout stressée, mais observe leur manège avec un amusement certain. Nouveau, on me serre la main trois fois et surtout, on me remercie d’avoir si bien collaboré. Dehors, James Bond I dit tout bas à Laurent “Your wife is really well organized.” Je suis maintenant l’heureuse propriétaire d’un reçu jaune qui témoigne aux futurs yee-ha que j’ai été contrôlée au nord de l’État policier qu’est la Floride. James Bond I & II, en échos, prennent bien soin de me dire que ce papier ne signifie en rien que la nouvelle bunch de yee-ha ne peut pas monter à bord, selon ses bons souhaits. Par contre, en général, ils ne se donneront pas la peine de nous contrôler à nouveau.

Sylvie et Justin, ancrés à St-Mary’s, écoutent nos communications avec les Coast Guard sur la VHF. “You’ve got to tell me what they asked for!” Patience, mon ami, on doit s’ancrer et le vent souffle toujours à plus de 20 nœuds. Depuis le début de nos pérégrinations, s’il y a un moment que je revendique comme le mien, incroyablement fière de moi, c’est bien celui-ci. J’ai en tête tous les conseils de Daniel Lemaire et je me repasse en boucle les Glénans alors que Laurent s’active au guindeau. Certes, les roseaux bloquent les vagues. Cependant, le vent peut empêcher l’ancre de bien tenir au fond et la faire glisser sur le sable en poussant le voilier de côté. Avec un doigté précis et un calme d’enfer, la manœuvre réglée au quart de tour, on s’ancre, les oreilles sifflantes. Deux jours de fêtes et de bouffes pour souligner nos retrouvailles. Purée que ça fait du bien de les revoir ! Au petit matin, on les a laissées dernières nous pour prendre la mer et nous rendre à Jacksonville. Philippe, toujours à l’affut d’un bon coup, a reçu un appel à la VHF “To the catamaran under the bridge, there’s a free municipal dock here. Be careful. The current is really strong here!”