Dans une baie près de chez vous

Great Wicomico River, VA — Deltaville, VA
Départ à 9 h 3 — arrivée à 14 h 24
24 milles nautiques

 

Le lièvre et la tortue

Ça fait plus de 5 jours qu’on se terre dans une toute petite baie sauvage et bucolique. Quelques voiliers s’y sont aventurés et puis sont repartis il y a belle lurette. Il me semble que ça fait tellement longtemps qu’on y est que le coloris automnal des arbres s’accentue. On a perdu la trace de Philip et de Gigi (Katamdoule/le lièvre) depuis quelque temps. Non pas qu’ils soient particulièrement enclins à avaler des milles, mais on est immobile ! Au départ, on ne devait y passer que la nuit. Au réveil, on souhaitait tout simplement profiter de cette tranquillité et surtout savourer ce coin de pays qui me rappelle le chalet paternel dans la Haute-Gatineau. Luc Bernuy (L’intracostal, le guide) avertit qu’il faut prévoir un minimum de deux nuits… je pense que sans une semaine de vivres, c’est inconsidéré de s’y aventurer. C’est sans contredit le plus bel endroit où nous avons jeté l’ancre dans la baie de Chesapeake. Puis, plus le temps passait, plus on était turlupiné par un pêle-mêle de plan a, b, c, d, et même z jusqu’à ce qu’on décide de passer le présent front froid ici, camouflé. Jusqu’à ce matin, il faisait plus de 25 degrés dehors et on déambulait en tenue légère ! En fait, j’ai l’impression qu’à part les palmiers, il se peut bien que ce séjour hors du temps soit une copie un peu plus frisquette (fraîche, frisquette, une question de sémantique) de notre futur bahamien.

Rien ne se perd, tout se crée

Notre vie pastorale dépeint l’écho d’un passé pas si lointain où il fallait chauffer l’eau avant de se laver à la mitaine dans une grande bassine (check), se réchauffer à la lampe à l’huile (check—il faut savoir qu’on frôle le 10 degrés à l’intérieur le matin), cuisiner son pain tous les jours (check – oh yeah, tout chaud avec du beurre et de la confiture dans le cockpit au soleil l’après-midi), récupérer tous les restes de table (check), réchauffer ses draps avec une bouillotte (presque check)… Le signe sacré qu’on est bien rendu au fond du frigo riquiqui ; Laurent est tout fier de me dire qu’Aymeric vient de lire son premier mot TOFU. Ça fait pas mal grano, sauf qu’à côté des saucisses au tofu, on avait du Kraft Dîner (pour le non-initié, c’est du macaroni au fromage en boite et le fromage à l’aspect d’une poudre jaune-orange fluorescente). Le pire des deux mondes.

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Mise en marche de la douche solaire
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C’est du pain, pas de la pâte à modeler
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Cuit!

Le temps s’écoule paisiblement, lentement. Mmm, lentement… Laurent est tout heureux de gazouiller sur le pont. Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Je dois avoir un trouble envahisseur du comportement non diagnostiqué, je me sens comme dans ma tendre jeunesse où je tournais en rond en me cherchant quelque chose à faire. On devient créatif quand on s’emmerde, non ? Difficile de penser que je peux passer plus de 8 heures par jour concentrée dans une salle de cours universitaire ou bien à lire de la philo (pelleter des nuages, c’est vraiment l’fun). Problème résolu. Le ciel nous tombe sur la tête. Bon, en fait, c’est le vaigrage (la tapisserie style moquette collée il y a 30 ans au plafond de notre cabine) qui ouvre une gueule béante juste au-dessus de nos têtes pour nous avaler. Lampe frontale, aiguille courbe et fil de voile à la rescousse. La mousse sous le vaigrage qui assurait, il y a trois décennies, l’aspect plat et égal du tapis n’est pas moisie, elle est inexistante. Je nettoie à l’acétone pour enlever les résidus de colles. Peut-être que le ruban adhésif double-face va me permettre de remettre le vaigrage. Rien ne colle, des petits bouts de poussières par milliers virevoltent devant mes yeux. Système D, système D… eille, il y a une planche de bois. Je peux clouer une partie du vaigrage et y coudre ce qui pendouille. Bingo. Tant qu’à laisser Aymeric et Laurent jouer, j’en profite pour échanger la balancine avec la deuxième drisse de grand-voile. Dans l’après-midi, on a bien repéré une petite plage qui, surprise, n’est pas une propriété privée, mais bien une aire de nidification d’oiseaux (rares) où il est interdit de faire du cheval… N’ayant pas d’équidé dans nos poches, on a osé y mettre les pieds. De retour, l’homme se déguise en grenouille pendant que je me traîne les fesses par terre, le hamac et un peu trop bas…

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La vieille moquette au dessus de nos têtes
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Mon homme grenouille
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Mon cheval de métal

Un autre hic, Aymeric me demande « sont où les amis ? » Il tient de sa maman ce gamin. J’ai aussi de la difficulté à ne pas sortir pour socialiser avec nos voisins si, par chance, on en a ! J’ai vraiment hâte qu’il soit assez grand pour jouer à des jeux de société plus complexes que de trouver une paire dans un paquet de cartes ultras mélangées par ses soins. De son côté, Laurent tripe sur le silence qui nous entoure. Victoire pour tous les trois ; Xalya (le catamaran Lagoon 38 de Patrick, Patricia, Xavier, Mylia) vient s’ancrer dans la baie voisine, caché derrière les arbres. Je n’ai jamais été très gênée, mais parfois, comme ça, ça me prend. Laurent refuse de « déranger » nos voisins. Bon, j’y vais en dingy et je tourne sans arrêt en rond en essayant de les inviter à la plage. Youpi, ils acceptent ! Merdouille, avec la marée haute, il y a moins de la moitié de la toute petite plage d’hier. Peu importe, Mylia joue avec Aymeric dans le sable (solution miracle à l’ennui du petit monsieur) pendant qu’on discute. Super surprise, Xavier possède un drone et tourne une courte vidéo de dorénavent dans l’un des 8 Mill Creek de la Chesapeake. Un très gros merci à vous deux !

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L’équipage de Xalya
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La plage de Mill Creek

Le spectre et la susceptibilité

Ce matin, le calme revenu, il fallait tout de même partir. Tout tout tout est sale, la cambuse, vide, ne voguera pas beaucoup plus loin. C’est ainsi qu’on a quitté la baie près de chez vous pour se rendre à DeltaVille, un petit quatre heures de navigation. Le mal de mer à son baromètre (les 4 F — froid, faim, frousse, fatigue — en sont les indicateurs) et bien, j’en conclus que sur un voilier, l’emmerdement doit aussi être pris au sérieux et possède son propre baromètre. Plus tu cumules, plus tu risques d’exploser et « d’emmerder » l’équipage comme toi-même. Étrangement, ce sont presque les mêmes indicateurs, sauf qu’il faut remplacer le froid par le fait d’avoir chaud. J’ai mal dormi, Aymeric collé front à front ; il est près de midi et j’ai faim. Le pire, le soleil chauffe et j’ai plus de 4 couches en technique oignon. J’essaye de relâcher l’une des prises de ris qui bloque empêchant de ce fait de monter la grand-voile. Au mât, je finis par trouver la corde coupable et je défais la boucle autour de la poulie. De retour au cockpit, je winch fort pour monter la voile avant de m’attaquer au génois. Je ne vois rien, la capote de la descente bloque ma vue. Je dois arrêter ma manœuvre pour me pencher par-dessus bord. Je me parle toute seule, je grogne très probablement. Laurent me répond : « Oui, c’est ça le problème, tu ne regardes jamais ce que tu fais ». J’explose, littéralement. La crise escalade, nos paroles blessantes. Constat lapidaire. Une année en croisière à voile, c’est comme les enfants, tu ne décides pas de t’y mettre si déjà tu supportes mal ton homme. À ce propos, alors que je voulais savoir le secret de la longévité du couple, mon ami, voisin, proprio Jean-François m’a répondu « un enfant, quand c’est le temps, c’est-à-dire quand tu en envies et quand ça va bien ». C’est un expert, plus de 20 ans de vie commune et trois enfants ! Avec du recul, on se rend compte que mon spectre de l’autisme a troublé la susceptibilité de Laurent. Ben oui, c’est un spectre, je suis donc aussi un peu autiste… il n’y a pas que Laurent. Moi, je me parle toute seule, pas mal tout le temps. Ça, c’est l’autre constat sans équivoque, quoique paradoxal, j’en conviens. Vivre sur un voilier, c’est bon pour le couple ! En fait, la proximité oblige à une introspection à la vitesse de la lumière pour que s’ensuive l’inévitable conversation mature et réfléchie (mmm). Je suis fâchée parce que… je me suis sentie humiliée quand… j’aimerais que… je t’aime. Pourquoi c’est toujours au moment où on lève les voiles? Aucune idée!