Crab pot/Crack pot

Baltimore, MD – Annapolis, MD
Départ 12 h 20 – arrivée 17 h 13
25 milles nautiques

Quelques fois, ça me fait rarellement du bien d’entendre les petits malheurs d’autrui, surtout les soucis de couple. Non, je n’en veux pas au monde entier. C’est juste que la perfection n’est toujours qu’un mirage. Savoir que, pour tous, de temps en temps, tout n’est pas parfait me permet de me sentir normale. Voilà, en sandwich entre deux superbes haltes, une vraiment sale journée ! La journée où on aurait bien aimé être calé avec un bon film dans un sofa moelleux avec l’odeur de biscuits tout chauds sortis du four.

Bowley Marina

 Dire que la baie de Cheseapeke est peu profonde est un euphémisme. Lors de notre premier mouillage, Veazy Cove, il faut attendre la marée haute pour sortir de la baie. Les cartes du logiciel navionics indiquent 7,5 pieds de fond. Erreur, il y a plutôt 6.1… En se baignant (Laurent fait sa petite nature, Aymeric et moi on en profite !), un petit coup de gaffe au fond de l’eau et l’on sait que le profondimètre dit vrai.

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La marina Bowley vue de notre mouillage.

Comme ça fait deux jours qu’on n’a pas mis pieds à terre, on fait un saut de puce jusqu’au Galloway Creek. À la petite marina Bowley, la gentille dame, Mary, me regarde étonnée. Je lui demande si je peux payer pour prendre une douche, mais surtout pour avoir accès à leur joli parc de jeu. J’en rajoute. Y a-t-il une manière de nous rendre en ville ? On n’a plus de lait. Silence, elle croise le regard de ses collègues. Là, c’est à mon tour d’être surprise voire sans voix. Non seulement elle nous offre l’accès aux douches et au parc — gratuitement —, mais Mary va même jusqu’à demander à un employé qui sort dîner de nous rapporter du lait. Une heure plus tard, cet homme n’a jamais voulu qu’on lui rembourse le prix du gallon de lait. Je suis humble devant cet accueil hyper chaleureux.

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La capitainerie
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L’aire de jeu du capitaine
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La buanderie. J’adore la petite bibliothèque/échange où Laurent se trouve un guide de la Chesapeake et moi des romans.

Le spot a été retenu aussi parce que le front froid à notre porte va lever un vent à décorner les bœufs. En journée, alors qu’on entre dans les douches, le soleil est resplendissant. Lorsqu’on en sort, c’est l’apocalypse dehors ! On se fait prendre par l’embrun d’eau salée, tout bas sur l’eau dans notre annexe. Aymeric, à la proue, sous l’assaut des vagues, reste stoïque. On passera en tout deux jours soumis au vent et aux vagues à attendre. Attendre quoi ? Tout simplement que ça passe, que le vent se calme. La bouée sonde la plus proche de nous à enregistrer des rafales à 36 nœuds. Dure, dure sur les nerfs de tout le monde. Ça laisse envisager la suite.

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Le front froid. Debout, au vent, la dépression est à droite.

Une sale journée

Dimanche est une journée de merde, une vraie. Je voulais d’ailleurs nommer ce billet sale journée, mais Laurent croit que ce titre est rébarbatif pour qui pense que la croisière à voile s’envisage avec des lunettes roses. Il y a encore du vent. Beaucoup moins, mais tout de même. Du 15 nœuds établit est annoncé avec des rafales à 25-26 nœuds. Ça fait des lustres qu’on n’a pas fait de voile, de la vraie voile. Transformer notre voilier en maison-bateau et surtout avoir une destination à atteindre a transmuté de manière sournoise notre voilier en camping-car (véhicule récréatif ou auto-caravane). Ce n’est pas un compliment, désolée. C’est à savoir ; je pense que plusieurs ressentiront une vraie frustration à cet égard. Chercher le vent, se faire plaisir avec les voiles, faire un peu de sport extrême semble une période révolue. Aujourd’hui, je serais bien à la barre d’un Hobie cat ou d’un Optimiste filant sur la rivière pour finalement dessaler, l’estomac dans les talons. Comme dirait Aymeric, « pu cacable » du rythme put put put de notre moteur. Bref, on décide de se tester, car il ne faudrait pas être pris au dépourvu, tout rouillés, dans une météo qu’on n’aura pas choisie.

Le matin, à la sortie du chenal, Laurent veut lever la grand-voile (pour la manœuvre, il faut être face au vent). Je suis à la barre. Les bouées sont proches et je lui demande d’attendre un peu plus longtemps, question d’avoir le temps de bien faire les choses, sans foncer dans rien. Il refuse. Rien à faire, il est pressé. Aucune idée pourquoi. Je stresse et je grogne dans ma barbe (euh, je râle en murmurant). Finalement, je ne suis pas si subtile… Laurent : « Là, tu capotes toujours avec le fond. Soupir exagéré. C’est bon, on va attendre ». Il m’énerve, vraiment. « C’est bon, on va la monter la grand-voile ». Lui : « Ben non, là, c’est bon, té chiante, on va attendre ». Chiante, je le suis très probablement. Bien sûr, on finit par monter la grand-voile sur-le-champ. On a déjà une prise de ris (la voile vient d’être descendue et repliée sur la bôme d’un tiers de sa hauteur) et un demi-génois.

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L’angle est presque le bon…

Laurent fait une face longue ; un genre de grimace triste. Voir ses yeux tombants et mornes suscite mon impatience et m’exaspère. On fait de la voile, de quoi peut-il se plaindre au juste ? Moi : « Bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? » Grognement. On a le vent au pré voire au pré serré. (Alors, sur un cercle des allures, un cercle théorique qui comporte l’ensemble des « directions » que peut prendre un voilier, à voile, il y a une zone dite au vent où il est impossible d’aller, soit celle d’où vient le vent.) On veut aller à Baltimore, situé à l’ouest, et le vent vient justement de l’ouest. La ville est donc pile-poil dans cette zone impossible. Cherchez l’erreur. Les vagues sont franchement fortes et courtes. Sans compter l’écume qui déferle. Le nez de dorénavent pique sous l’effet cumulé du vent et des vagues qui montent jusqu’au cockpit. Bien sûr, on est parti à l’heure du dîner et je pourrais manger un éléphant. Hors de question de cuisiner. Il n’y a plus rien de frais, la dernière épicerie remonte à 7 jours. Pour atteindre les biscuits soda (avec du fromage, c’est santé…), je dois enlever les matelas de la chambre d’Aymeric. Je lévite un court moment avant de me taper la tête sur le plafond. Grrrrr ! Un coup d’œil au haubanage et on se rend compte qu’il ressemble à un tas de spaghettis trop cuits. On a pourtant suivi le guide que nous a envoyé Daniel Lemaire. Pour réduire le stress inutile sur la structure du bateau, on prend une deuxième prise de ris. On grince des dents. Moi : « Est-ce que la deuxième prise de ris se prend de la même manière que la première ? » Laurent : « Regarde dans un livre. »

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Aymeric est un coeur toute la journée… il doit savoir que ses parents sont crack pot.

Je n’ai juste aucune patience. « OK, arrête d’être déçu. On est incapable de lire un bulletin météo, c’est vrai. Mais là, on fait quoi ? » Il ne répond pas. Je bous. Tant pis, je décide. Il y a un petit mouillage pas loin. Laurent l’a repéré, au cas où (je sais, il est super génial). À voile, on vient tout juste de faire le tour d’une immense l’île et de revenir à notre point de départ. Le moral plante encore plus bas. Les heures de la journée avancent et on ne veut pas s’ancrer dans le noir. Je dois louvoyer au moteur ! Imaginez encore le cercle théorique des allures. Sur ce cercle, voir une pointe de tarte (V) dont les côtés du triangle sont à 45 degrés du centre. Ainsi, louvoyer permet de remonter ce 45 degrés puis de virer de bord pour suivre l’autre côté de la tarte et ainsi de suite jusqu’à destination. Merde. Les bouées des crab pot font légions ; ils sont partout, semés par les pêcheurs du dimanche. Les reflets du soleil empêchent de bien les voir et, par ce vent, perdre le moteur qui peine à avancer à 3 nœuds est juste inimaginable. Je rappelle les conséquences délétères de la corde d’un crab pot enroulée sur l’hélice. Bon ben, on joue aux quilles, sauf que le but est inversé. Il ne faut surtout pas les frapper. Ça rajoute un stress de fou. Je suis à bout, je pourrais mordre Laurent. L’homme a toujours la face longue. Navionics plante ; l’écran est noir… Je suis dépassée. Rapidement, je repère un amer sur terre pour garder le cap au beau milieu des crab pot.

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Le jeu de crab pot par journée calme. Dans les vagues, impossible de si bien les voir

Il faut s’y attendre… en arrivant près du petit mouillage, le vent se calme. Monsieur l’indécis tergiverse. Baltimore, oui ou non ? La petite voix dans ma tête « merde, ça recommence. Il faut se bouger le cul, le soleil va bientôt se coucher ». Un gros soupir. Il décide de prendre le cap vers Baltimore. En arrivant tout juste à temps au mouillage, un petit voilier, encore à voile, nous double pour s’ancrer dans le meilleur endroit. L’endroit est exigu situé entre deux marinas. On se fait piquer notre spot juste sous notre nez ! La lumière du jour diminue. On tente aussi notre chance pour se rendre compte qu’on dérive, tout près des bateaux voisins. À nouveau, on reprend la manœuvre. En tout, on teste trois fois l’ancre et elle ne tient juste pas. C’est la première fois que ça nous arrive ! On a une Rocna et plus de 60 pieds de chaîne au fond ! Laurent remonte des sacs poubelles avec l’ancre… Il fait presque nuit. L’autre mouillage repéré se trouve sous les gratte-ciels. Vite, vite. Bien sûr, c’est plein de monde ! Laurent capitule ; on va à quai ce soir. La chance, on est accosté juste devant un accès à l’eau et en ouvrant notre robinet, il laisse couler la dernière goutte des réservoirs ! La malchance, j’entends des bulles sans me rendre compte que c’est la réparation du réservoir bâbord qui me laisse savoir que le trop-plein d’eau ne fonctionne pas. Elle souffre sous la pression de l’eau et le réservoir se met doucement à couler, une goutte à la fois. Purée de journée !

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Baltimore sous le pont
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Inner Harbour du quai

Lake Ogleton

 Aujourd’hui, direction Annapolis pour ne pas payer une deuxième fois le 90 $ américain exigé par la marina. On aurait tellement pu accoster et puis partir à l’aube sans que la capitainerie en soit alertée. C’est contre mes convictions, mais bon, on dirait qu’ils cherchent à être plumés. C’est à mon tour d’être déçue, le inner harbor de Baltimore possède un charme certain.

On réussit à se rendre à Annapolis qu’avec les voiles. À vrai dire, une seule voile, le génois, pour une moyenne de 5,5 nœuds ! Laurent et moi avons passé par dessus la journée d’hier, comme on dit par chez nous. On reconnaît chacun nos torts et surtout nos tempéraments. (Par exemple, il m’a pris la barre des mains, violemment, pensant qu’on tapait un rocher indiqué sur la carte. Il existe bien, juste beaucoup, beaucoup plus loin. Il m’a offert ses excuses que j’ai acceptées, bien sûr. Je le console, mieux vaut une frayeur déplacée qu’un échouage ! J’ai exigé qu’il allume le moteur pour nous détourner de la route d’un immense bloc de tôle rouillé qui avançait vers nous à une vitesse fulgurante sans que ça l’alarme. On était bien dans le chenal maritime, sous un pont. Laurent : « Ouf, j’ai sous-estimé sa vitesse, merci. »)

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Le chenal

Aujourd’hui, on papote et on s’entraide pour repérer les crab pot. À la fin de la journée, on passe un étroit chenal très peu profond. Le profondimètre hurle ses poumons (j’ai même vu un 4,9 pieds [à 4.7pieds on s’échoue!]) et le vent nous pousse vers les côtes. Laurent, en chef, nous ancre dans une petite baie tellement sympa, près d’Annapolis. Un homme sur un petit bateau de pêche vient nous voir. Le soleil se couche doucement. Merde, on croise les doigts pour ne pas qu’il nous demande de quitter la baie… Mais non, il nous offre son quai pour accoster notre annexe ! Sachant qu’on est francophone, il nous demande de venir saluer sa femme, Odile, de Genève. Ça fait un bail qu’elle n’a pas parlé le français… Avec plaisir.

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Le catamaran d’Odile et de son mari amarré devant leur maison donnant sur la jolie baie.