Bonhomme Sept Heures

Liberty state park, NJ—Atlantic Highland, Sandy Hook, NJ
Départ à 10 h — arrivée à 14h43h
18 miles nautiques

Depuis maintenant trois jours qu’on se cache dans le New Jersey derrière la statue de la Liberté, cette charmante Alsacienne. J’ai la maladie du port. Les symptômes sont bien simples. J’ai une envie mortelle de lever l’ancre et de gober des milles nautiques. Laurent aussi d’ailleurs. Ça ne sera pas pour aujourd’hui parce qu’en premier lieu, c’est sa fête (donc jour de festivités) et qu’en deuxième lieu, ça souffle fort en titi. Après deux jours de pluie mélancolique, c’est le vent qui finit par mettre à rudes épreuves nos nerfs. On savait que le voyage ne serait pas de tout repos. À ce propos, on est loin d’être léthargique et de rechercher un quelconque état d’apathie. Non. Par contre, on s’efforce depuis le départ de trouver un équilibre psychologique proche d’une forme de stabilité mentale. Je m’explique. En tout temps, on ressent un stress plus ou moins grand. De multiples raisons, tout à fait logiques (le fond, les ponts, le vent, la fragilité de la coque, le mât, les sons, la chute à l’eau et j’en passe), sont la source constante d’une certaine anxiété (qui se qualifie par le sentiment d’avoir une boule pognée au fond de l’estomac ou de la gorge). Fight or flight. Le défi consiste alors à contrôler nos pensées débilitantes pour qu’elles ne deviennent pas une fixation (ou pire, une psychose) pure et dure et nous empêche de nous amariner. En d’autres mots, on est parti et on tripe. Tout en étant alerte, il ne faut pas laisser un petit (moyen, certains jours) bouquet de peurs avoir la peau de notre bateau. Le truc semble être de réciter en boucle les entrants qui jouent en notre faveur. Ces entrants sont bien sûr relatifs à la source d’anxiété. S’il y a peu de fond… « la marée va monter et nous permettre de mieux entrer dans le chenal ; il y a un voilier de 40 pieds tout près et son tirant d’eau est forcément plus important que le nôtre ; on a un moteur hors-bord de 9,9 chevaux pour nous remorquer advenant qu’on échoue ». La chansonnette n’est pas forcément la même pour tous.

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« Maman, les amarres sont bizarres… »

Les nuits venteuses, malheureusement, exacerbe les pensées psychotiques ce qui les rend moins propices au repos qu’à l’ordinaire. À notre grand bonheur, Aymeric s’en fout complètement. Comme son Caillou préféré dépeint la peur du vent de Mousseline (non, ce n’est pas le chat, mais bien la sœur de Caillou), ce n’était pas gagné. Laurent et moi, c’est une autre histoire. Le jour, un vent établi à 15 nœuds (avec des pointes de 25 nœuds, par exemple) se tolère bien avec une voire deux prises de ris. Le soleil à un effet apaisant qui rend la navigation sportive et agréable. Au fond d’une baie, la nuit, lorsque le Bonhomme Sept Heures vient te tenailler, c’est autre chose.

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Notre petit mouillage derrière la statue.

Hier, en journée, le vent souffle avec des pointes à plus de 30 nœuds. Bon, c’est un peu stressant, mais comme on peut réagir vite fait, ça va. Les cordes du crochet de la chaine s’emmêlent, sans que ça cause un quelconque souci. Mais lorsque le soleil se couche, soudainement, les bruits sont amplifiés et les mouvements du voilier semblent plus brusques et répétés. Wind Finder, l’application, annonce des grains à plus de 36 nœuds ! Un peu comme un poisson furtif, sous l’effet du vent, Dorénavent tente de s’esquiver en douce ce qui met la coque directement sous le vent. En résulte un ballet demi-circulaire assez surprenant puisque les cordes de la chaine se tendent comme un arc. Telle la flèche, on est projeté vers l’avant. Toujours incapable de cibler la drisse qui claque contre le mât, son bruit ajoute à l’aspect sinistre de la nuit. Sans compter qu’elle casse les oreilles. La bôme tremble, les poulies grincent. Je me sens toute petite dans mon sac de couchage. Dehors, le vent rugit.

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Derniers moments de soleil

Au coucher, on demeure sur le qui-vive. À ce point qu’on décide de faire des quarts, c’est-à-dire qu’on partage les heures de la nuit entre qui doit surveiller le son de l’ancre et du vent tout en somnolant d’un œil et qui peut mettre des bouchons. Vers trois heures du matin, je me réveille. Ça brasse ; le vent hurle dans les haubans. Laurent me regarde : « le mât bouge ». WTF. J’ai le cerveau embrumé. « Quoi ?! » Il confirme : « Il crée de la résonnance en oscillant ce qui fait bouger tout le bateau ! » Oui, il l’a bien dit comme ça. Ce qui me prouve qu’il ne dormait pas, mais qu’il faisait bien son quart. Moi qui avais sérieusement peur que l’ancre chasse et qu’on se retrouve dans la cour des voisins ou bien dans le quai de l’école de voile tout juste derrière nous. De la petite bière.

La situation nous oblige à être stratagème au beau milieu de la nuit. « Quessé qu’on fait !? » Plan A. OK, si l’ancre chasse, on enfile nos bottes et nos cirés et on sort rapidement avec les clefs du moteur pour ancrer à nouveau. La chansonnette déboule dans ma tête « le vent ne fait que tourner le bateau, seules les vagues peuvent faire décrocher l’ancre par l’effet de mouvement qu’elles produisent. » On ne peut changer de baie, il n’y a pas d’endroits mieux protégés qu’ici à des milles nautiques à la ronde. OK. « Quessé qu’on fait pour le mât !? » Euh. Laurent : « On resserre le haubanage ». Je suis incrédule, mais prête à le suivre. « Là là ? » Il me répond « Ben non, demain matin. » OK. La nuit est longue. Comme ma chansonnette le démontre, la Rocna nous tient bien en place. Ce matin, comme le vent demeure soutenu, le mât oscille toujours. Il est temps de se mettre au travail. Bonne fête chérie.

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Laurent qui teste le haubanage.

J’en profite ici pour un petit aparté. Laurent atteint l’âge vénérable du Christ cette année et n’a jamais semblé aussi heureux (ni beau, mais bon ça fait belle lurette que je le trouve sexy). Je tiens à lui dire merci puisque sans lui, je ne serai pas la principale équipière d’un voilier sur le point de prendre la mer. J’ai déjà dit que l’eau est déjà salée sous notre coque et que l’air embaume le varech ? Planifier une croisière à long terme prend quelques minutes. Soutenir le rêve et s’y atteler, coute que coute, est un travail de longue haleine dont lui seul dans notre couple a le secret. Il y a quelques années, lorsque j’ai proposé de partir en année sabbatique, j’en avais profondément envie et j’y croyais dur comme fer. Mais je suis le type de personne à pelleter des nuages, à laisser mon imagination et mes envies vagabonder au point de créer des scénarios plus ou moins farfelus. Non pas que je ne voulais plus lâcher les amarres, mais le jour J me paraissait trop loin. On part demain ? Pour un tour du monde ? À coup sûr, Laurent me disait non et avec raison. Mes études sont le seul projet où j’ai fait preuve d’une persévérance exemplaire.

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Bonne fête ti-oui!

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Il y a quelques années, un jour d’hiver, alors que j’étais tenaillée par l’envie de partir en voyage, mais qu’il fallait garnir notre caisse de bord (pfff, partir que dans cinq ans !) Laurent m’a gentiment suivi dans mes folies. J’ai passé un après-midi complet à trouver un vol pour l’Australie, la première semaine d’auberges jeunesse, les activités et visites culturelles à ne pas manquer. Il me donnait son avis, tout à fait sérieux. Vers l’heure du souper, il m’a dit : « c’est bon, c’est fini maintenant ? On peut planifier notre année à voile ? » Moi : « Oh que ça a fait du bien. Oui, c’est bon ! On part quand au juste ? » Je tiens à lui dire merci de m’avoir suivi dans mes extravagances et de s’être laissé enivrer (comme le jour où on a acheté vague à bond après seulement deux jours de cours en plein mois de novembre) tout en ayant gardé la tête bien froide. Laurent est l’ancre de ma tempête. Je t’aime.