20 heures en mer

Atlantic Highland, NJ — Cape May, NJ
Départ à 12 h 56 — arrivée à 8 h 37
120 miles nautiques

Préparation d’une promenade en mer

Bien qu’on sache que la préparation du voilier (surtout de l’annexe) allait être de longue haleine, on est tout de même laxiste et on a attendu la dernière minute. Quelques heures avant notre sortie en mer, un mélange d’anxiété, d’appréhension et surtout de plaisir nous anime. Ce matin, alors que le moment de vérité approche, ça nous saute aux yeux : on fait quoi avec la voiture-bateau ? Impossible de la tirer comme d’habitude ; une grosse vague et elle est passible de couler en désarçonnant solidement dorénavent. Non. Alors, comme on n’a pas de bossoirs (il s’agit des barres à l’arrière des voiliers qui permettent de hisser l’annexe hors de l’eau et de la maintenir suspendue dans les airs), il ne reste plus qu’à la ranger sur le pont. Plus facile à dire qu’à faire !

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Oh hisse!

Résolution de problème. Comment la hisser sur le pont ? Comment la rouler ? Euh où la mettre ? J’emploie la drisse de rechange et voilà, elle y est. OK. Maintenant, c’est la galère. On essaye les passages avant et le grand coffre (ça faisait un bail qu’on n’avait pas été si vulgaire… d’ailleurs, un gars passe en annexe et me dit « Do you need help with that ? » J’ai les deux mains prises dans le coffre, la face rouge, en tirant comme une conne sur l’annexe pour la déloger. Mmmm oui, en fait. Avant que je ne réponde, il repart. « Just kiding. Bonjoure. » Merci pour l’effort de français !) Pour finalement avoir une idée de génie. L’annexe prend la place des jerricanes sur la planche fixée au passe-avant et ceux-ci iront dans le coffre. Bingo. Il ne reste plus qu’à installer les lignes de vie, sortir nos harnais et longes. Encore une fois, on n’aura pas le temps de prendre une douche avant de partir. La maison-bateau, elle va fendre les flots !

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grrr

Wagner

Laurent a depuis quelques jours un nouveau gadget, le bien nommé Wagner. C’est notre pilote automatique et pour bien apprivoiser la bête, il le met en marche, oh, presque tout le temps! Je suis un peu plus réfractaire. Laurent dit que je fais de la réticence au changement. Ça vient du moment pas si lointain où je me suis trompée entre les couleurs des bouées et que seul un regard au profondimètre m’a permis de ne pas échouer le bateau sur un rocher signalé par un phare à tout juste 10 mètres de moi. Yup.

À la sortie du bras de mer, le fond remonte dangereusement vite. Au pilote automatique, Laurent monte les voiles. Stop ! Il y a 12 pieds de fond et ça diminue rapidement. Je reprends la barre à Wagner pour rejoindre le chenal et voir de très près un énorme cargo. Bon, on naviguera juste à l’extérieur du chenal dans ce cas… Loin de respecter la distance usuelle de trois miles nautiques à l’extérieur des côtes, la route proposée du GPS les talonne. On navigue donc entre deux eaux quand Laurent m’avise voir de petites bouées tout près de la surface. Bien sûr, ce sont des casiers de pêcheurs. Mais pourquoi sont-ils là ?! Notre peur, comme celle de tout un chacun à la barre d’un voilier, est de voir la corde qui retient la bouée s’enrouler autour de l’hélice et détraquer le moteur. Dans ce cas, plus aucun moyen de s’en servir sans avoir au préalable retiré la corde. Un peu nouille, on se rend compte que les carrés en pointiller sur la carte du GPS sont des zones de pêches. Ça ressemble à un champ de mines antipersonnelles. Deux choix s’offrent à nous. Le premier, sortir encore plus loin en mer, près de la route des cargos. Le deuxième, vérifier constamment notre trajectoire et esquiver prudemment ces zones. On opte pour le deuxième.

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Sieste dehors sous voile

La nuit, tous les bateaux sont illuminés

L’après-midi file doucement. Alors que la nuit tombe, un courant électrique se fait sentir dans l’air, sans que personne disjoncte. On est juste tout simplement trop excité tout en appréhendant la nuit à venir. C’est notre première fois en mer, notre première traversée de nuit. Laurent nous appelle les puceaux. Au crépuscule, je suis toujours à la barre accompagnée de Wagner quand Laurent, un peu vert, sort de la cabine d’Aymeric. Je prends mon quart. Il faut dire que le vent est faiblard, vraiment — c’est d’ailleurs la seule vraie déception de l’équipage.  En tout et pour tout, les voiles auront paré le voilier que quelques heures. Le train de vague du vent apparent, au nord, fait osciller le voilier de devant à derrière, doucement. Par contre, environ aux 10 minutes, une houle frappe le côté du voilier et envoie valser l’équipement et l’équipage. Ces vagues ont dû se former par vent d’est, à des kilomètres de la côte, en mer.

S’il y a une chose qui me frappe depuis que je suis maman, c’est qu’il est difficile de s’apitoyer sur son triste sort quand tu as charge d’âme. J’ai toujours été malade en avion, jusqu’au jour où, allaitant, je ne pouvais prendre de médicament pour atténuer les symptômes. Miracle, je n’ai pas été malade de tout le vol vers la France, Aymeric calé contre moi. Même principe ici. Je m’attèle donc à la besogne, il fait noir dehors. Après discussion, il m’apparaît clair que je ne peux pas cuisiner un plat qui nécessite de l’eau chaude. Rien n’est stable et malgré le cadran du four, on n’a pas de pinces qui retiennent casseroles et chaudrons. Étrangement, je suis un peu agacée puisque cuisiner, loin de me rendre malade, m’aurait permis de penser à autre chose qu’aux mouvements du bateau. J’ai ouvert le lit du carré où joue Aymeric (en passant, il n’a jamais ressenti le moindre mal de mer. Dieu merci !) pendant que je fais des grilled-cheese. L’idée du carré est celle de Yann, notre pote de chez Gosselin (ben non, je ne vends pas de drogue. Un pote, c’est un ami en France). Après plusieurs traversées transatlantiques, il sait que le ventre du voilier est la place la moins sujette aux mouvements du bateau. Bingo.

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Je sors vers 21 heures remplacer Laurent et rejoindre l’infatigable Wagner. Il réagit au quart de tour, notre pilot hydraulique. C’est du luxe quand même. Je suis claquée et, selon la règle des quatre F – frayeur, faim, froid, fatigue —, je vais bientôt être verte moi aussi. Contre toute attente, ça va. Je suis seule dans la nuit, l’air est doux. En réalité, je suis loin d’être seule. Laurent ne dort pas vraiment, mais sort la tête de la descente au moindre son suspect. Moi qui monte le génois (seule dans la nuit, pas peu fière la fille) constitue l’un de ces sons suspects. Je me rends vite compte de la présence de tous les autres navires, plus ou moins proches. Vers 22 h 30, un tour d’horizon me permet de voir apparaître un cargo sur bâbord. Ahhhhh! Est-ce qu’il fonce sur moi ? Il me suit, parallèlement, pendant quelques minutes avant de disparaître de mon champ de vision. Je réalise peu à peu que la courbure de la terre crée un effet d’optique perturbant quand on ne comprend pas ce qui se trame sous nos yeux. C’est comme si la côte s’avancait au loin pour venir former un crochet qu’il faudra esquiver. Les feux des bouées de chenal pour pénétrer dans les terres semblent alors flotter à quelques milles nautiques du voilier. Le pire, c’est que j’ai vu apparaître les lumières d’Atlantic City environ 4 heures avant que Laurent, pendant son quart, réalise qu’il ne s’agissait pas d’une barge, mais bien de la ville ! Ma pire rencontre est celle d’un trawler de pêche, tous les spots lumineux éclairant à des miles à la ronde les eaux, les bras mécaniques sortis pour remonter les filets. Ça déboule dans ma tête, c’est quoi ce truc de fou ! On dirait un extraterrestre insectoïde ! Autre fait étonnant, c’est beaucoup plus difficile d’être dehors de 21 h à 24 h (sans piquer du nez) alors que de 3 h à 5 h, je me régale ! C’est une tout simplement fantastique, j’adore la mer et le sentiment grisant de liberté qu’elle procure. C’est de bon augure pour la prochaine traversée vers les Bahamas.

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La lune donne un effet surréaliste
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Atlantic City by night (sans alcool)
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Tout juste avant le lever du soleil
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On a réussi!

Suite de Blue Moon

Au petit matin, je me réveille abruptement avec le doigt d’Aymeric dans le nez. Fini le bref repos. À 5 h du mat, quand Laurent est venu me remplacer, Aymeric a bien flairé la fête. Il s’est joint à moi dans le carré. 7 heures. Je fais un café en tenant la cafetière italienne avec un gant de cuisine, c’est toujours le même problème. J’assiste au lever du soleil avec mon homme, on savoure cette petite victoire. On est arrivé à Cape May ! Si la danse de l’ancrage est bien huilée (c’est tout de même incroyable, on ne se parle même plus pendant la manœuvre. La procédure se fait par gestes répétés, silencieux, Laurent à l’avant, moi à la barre), on termine toujours soit trop près des rochers, soit trop près du chenal. Il faudra remédier à la chose.

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Cape May vue de la mer

La faim gronde et l’équipage exige des patates des champs (en robe de chambre) avec de la crème sure, du Saint-André et du bacon pour petit déjeuner. Yup. Le petit matin se termine avec un appel à l’immigration. Comme j’ai changé de secteur, je dois rappeler (après avoir discuté deux fois avec la gentille dame de New York qui n’en avait rien à cirer et qui se foutait complètement de ma gueule). Là, après avoir été mise en attente 10 minutes, je me tape une boite vocale non activée. Charmant. Un autre essai, encore 10 minutes d’attente. Un officier finit par me répondre, très relax. Il me fait épeler l’ensemble de nos noms deux fois (c’est quoi cette idée de ne pas porter le nom de John Smith !) et j’ose lui demander si, à l’instar de G.I. Joe, il exige entendre à nouveau ma voix demain. « Nop mam, just once you get in the sector, after that it’s fine. » Soupir de soulagement. Je lui demande son numéro de matricule. Surpis, il rigole en me disant qu’il n’en a pas. Euh, j’ai au moins son nom !