Virée familiale
George Town, Exumas
Déjà plus d’une semaine qu’on est ancré à Goerge Town et Laurent est morose. Les vents sont relativement forts (20-25 nœuds établis, sans compter le dernier front où ils sont montés à 38 nœuds !), la mer ondule sous les vagues. Il n’a pas pu aller à la pêche depuis Little Farmer’s Cay et notre dernier leurre a été avalé goulument par un requin. Le Club Med des têtes blanches commence à peser lourd. En regardant partir Nomad et Baila, on a aussi envie de prendre la poutre d’escampette avec eux. Repartir visiter des contrées lointaines. Qu’à cela ne tienne, tout, tout bientôt, on va voir du monde bien de chez nous.

On a d’l’a visite ! De la visite qui n’aime pas particulièrement la vie sur un voilier – soyons honnête, notre visite, elle n’y connaît surtout rien à la vie en bateau. Tout ce beau monde c’est-à-dire Chantal et ses parents (Lise et Ubald) et mon père et mon frère (Raymond et Maxime) a loué un chalet aux Little Exumas. Eureka! On sait bien qu’ils sont venus pour Aymeric, le sable blanc et la mer turquoise. Je dois dire qu’on en est bien heureux avec Laurent. « Chéri, une douche, une vraie ! Ça fait plus d’un mois. » Quand j’en ferai part à Chantal, elle me répondra « oui, j’avais remarqué. Tu es poilue ». Euh.

On reçoit pour diner Chantal et ses parents qui sont des nôtres quelques jours avant l’arrivée de mon père. L’ambiance est festive, malgré le fait que Lise ne sait nullement à quoi s’attendre et que Boubou, a. k. a Ubald, n’a jamais mis sa tête sous l’eau, sauf dans sa douche. On les a rejoints vendredi soir chez Eddy’s Edgewater restaurant. Quelle aventure, on était dehors après 20 h ! Ils débarquaient tout juste de l’avion, d’une blancheur digne de Chasse Neige et les pères Noël — lire Blanche Neige et les sept nains. Aymeric n’a toujours pas capté ce qu’est un nain. Par contre, il adore les chasse-neige et les tractopelles. C’est Noël une deuxième fois cette année ! On danse avec Aymeric. Chantal est arrivée avec une valise que pour nous pleine de crayons, gouaches, auto-collants, pâte à modeler, bobettes, suçons, etc. Ma maman m’a offert les deux tomes de la V’limeuse autour du monde. C’est la joie. J’ai même un trépied pour prendre en photo les sapristi de paysages. Le tout sent le vinaigre de riz importé du Canada pour le ceviche. Il a coulé abondamment pendant son trajet en soute…

De grands coups de sueur perlent sur mon front, acharnée que je suis devant mon fourneau. Pas besoin d’une convention de plaisance quand « l’équipage » ne restera pas sur le voilier. Tout de même, je ne peux m’empêcher de balancer quelques petites explications très formelles, imbue de moi-même. Dans le cockpit, ils sont restés muets, les yeux écarquillés. Lise m’a répété au moins mille fois « la vie sur un voilier, c’est très différent… »
Je les ai bombardés de :
– tu ne peux pas ouvrir le robinet d’eau douce plus de 10 secondes. (Oui, il y a de l’eau à bulle, de l’eau douce et de l’eau de mer sur le voilier. Ne manque plus que l’eau dure.)
– ne lave pas la vaisselle (notre technique d’économie d’eau est infaillible).
– range dès que tu touches à un truc, sinon, c’est le bordel. On n’y voit plus rien. On n’a plus accès à rien non plus… « Merdouille, je me suis assise sur tes lunettes. »
– le papier de toilette va dans la poubelle (toujours sans couvercle, purée). Max de 4 carrés. (J’avoue que je ne l’ai pas dit, mais que je l’ai pensé ! C’est entre 10 et 15 $ pour 4 rouleaux ici. D’accord, petite exagération de ma part.)
– On se lave les mains à l’eau de mer, etc.

À la tête de Laurent, je rigole encore. « Tu ne vas quand même pas lui refourguer un mois de lavage ?! » You bet ! Lise a une propension naturelle à faire la lessive tous les jours. Ce petit détail, je le connais depuis ma tendre adolescence. Ne jamais rien laissé trainer sur le plancher de la chambre de Chantal… Un beau matin, après un pyjama party, on cherchait mon linge de la veille. Rapidement, on s’est aperçu qu’il était déjà dans la laveuse !
Aujourd’hui, je jubile juste à penser que les odeurs dégueulasses de gras de bacon froid et de moisi n’imprégneront plus les linges à vaisselle. J’en étais presque rendu à la bonne vieille méthode… faire chauffer un chaudron d’eau bouillante, y mettre le tapis à vaisselle en rajoutant du javellisant et battre le tout à la cuiller à bois. Ça fait que depuis trois jours, on apporte au quai du Exumas Market notre lavage sale et Lise s’empresse de nous remettre le propre. Sans blague, elle nous a sauvé pas moins de 100 $ à la buanderie locale (10 $ par brassée).

Je niaise, mais purée que ça fait du bien de revoir son monde. Bien sûr, on a choisi de partir et puis ce n’est que pour un an. Certes, on se fait des bateaux-copains super chouettes. Par contre, si je devais cibler la chose que je trouve la plus difficile dans cette vie de voyage, c’est l’absence de mes proches.

N’empêche que quelques fois, je me sens tellement loin, à des années-lumière des réalités que vit ma copine, que je fige comme une poupée avec un sourire en coin. Quand elle m’embrasse sans retenue, je suis comme un piquet. « Purée Claudie, tu en avais envie depuis tellement longtemps, bouge-toi le cul ! » Je ne sais tout simplement pas ce qui me prend. Sollicitons Freud ; je dois être inconsciemment bouleversée. Son quotidien n’est plus le mien. En même temps, elle est là avec moi. C’est un peu irréel. Je n’ai pas réussi à lui vendre la couchette d’Aymeric ne serait-ce que pour une nuit. Je n’ai pas insisté, peut-être que si. J’avais tellement envie de partager mon mode de vie, mais je n’ai pas osé le dire. Je sais bien que ce n’est pas pour tout le monde. Ça sera pour la prochaine visite. On n’a jamais passé autant de temps loin de notre voilier. Tellement que je m’ennuie de son carré décoré en shabby cottage.

Papa et Max nous accueillent aussi dans leur chalet rustique au bord de mer. En prime, des brulots affamés ; le corps couvert de piqures, on se gratte de la tête aux pieds. Chantal avait bien fait ses devoirs culinaires. Excitée, elle souligne à grands traits que le meilleur resto sur TripAdvisor se trouve être le voisin de palier de papa. Vachement surprise, c’est la cuisine bahamienne la plus délicate qu’on ait eu le plaisir de gouter.


Un grand vent
Voilà que papa ne doit repartir que lundi et, en ce samedi, j’ai les yeux rivés sur l’écran des instruments. Le front froid annoncé depuis une semaine frappe de plein fouet. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra le voir. Le water taxi ? Bien sûr, mais Max a des devoirs de psycho — je suis tellement fière de lui, il termine son bac sous peu. Papa m’a dit sans détour qu’être enfermé entre quatre murs par un vent de mongol dans un voilier qui a la bougeotte, ce n’est pas sa vision d’une semaine de vacances. Fair enough. Le silence plane. Il n’a pas besoin de dire qu’il ne veut probablement pas se farcir l’ambiance plombée à bord.

Nouvelles tactiques pour ne pas virer folle… On savait que l’ancre n’était pas totalement sous le sable de Monument beach. Réveil à 6 h pour tester à plus de 2500-3000 tours/minute en marche arrière. On a chassé, suffisamment pour nous éloigner un peu plus du catamaran devant nous. Notre voisin de droite, V/S Star Sprangled, s’est aussi poussé un peu plus loin pour ne pas se le taper — les catas ont plus de prise au vent et réagissent différemment à l’ancre. C’est chouette, on a plus d’espace. Je tente de garder mon calme, on a un plan. J’ai rangé la planche SUP pour réduire notre prise au vent. Brad — Baila — nous a conseillé une super application pour les mouvements de l’ancre (Anchor). Je la surveille comme la prunelle de mes yeux. Vraiment, ça va… Menteuse, j’ai la trouille au ventre et les larmes aux yeux. À la VHF, on attend les gens qui s’appelle pour se dire qui bouge…
Pour la première fois, je n’ai pas insisté pour être en marina. C’est pourtant parmi les fronts froids les plus violents qu’on aurait eu le loisir de survivre et certainement le plus fort à l’ancre. Ça y est, elle est sous le sable. J’ai plongé pour m’en assurer ce matin. Je ne suis tout de même pas certaine qu’elle va vraiment tenir. Je viens de voir passer 38 nœuds (presque 80 kilomètres/heure !) On respire par le nez… Laurent me dit qu’il y a un cata à voile pas très loin de nous. Débiles ! Ils essayent de s’ancrer derrière nous, wtf ! C’était le meilleur de notre ancrage, le fait qu’il n’y avait personne derrière. Un autre voisin part en dingy aider le catamaran Now & Zen devant nous, on pense que son ancre chassait…

Bon, Aymeric a le bidou vert. Je n’ai pas eu le temps de reprendre ses crayons avant l’incident. Laurent lui demande s’il veut aller aux toilettes. Étrangement, ça me rassure. À l’intérieur, ça ne tangue pas trop et les hublots fermés, le bruit sinistre du vent dans les haubans est plus ou moins tus. Le sonar va me pousser à bout, il hurle sa vie comme s’il n’y avait plus de fond sous notre quille. Ce n’est pas le cas. Bon, la journée continue. Les amis nous appellent et demandent de nos nouvelles. Ça fait chaud au coeur!

Regatta
Je souhaitais ardemment être équipière sur Honey Monner, le Hunter 356 d’Andrew et Sarah Riddle. Pourtant, c’est bien assise dans mon cockpit que j’ai regardé la classe des multicoques s’élancer au loin. Encore une fois, mon nom ne passera pas à la postérité dans le monde de la voile. Soupir. Les prises de vues sont tout de même magnifiques, les voiliers louvoyant parmi leurs congénères ancrés !

Voilà pour la petite histoire… Il y a de ça quelques jours, Andrew et Sarah nous ont contactés sur la VHF au canal 68 après le Net (le plus ultra de George Town), nous proposant de joindre nos forces pour cette 37e édition de la célèbre regatta. D’accord ! On a tergiversé, non pas sur notre potentielle participation, mais bien sur le choix du voilier capable de nous faire gagner la course. En l’occurrence, probablement aucun — m’imaginez avec une petite mine, la tête basse… Quoique, comme dit Laurent, le problème n’est pas l’ordinateur, mais bien celui qui est devant l’écran. Dans ce cas de figure, devant à la proue à manier les voiles ou bien à la barre. Cela dit, on les a solidement dépassés deux fois pendant nos navigations entre bateaux-copains !

Enfin, je dis qu’on n’a pas tergiversé, ça serait passer sous silence la réticence de Laurent à courser avec sa maison. Comme la maison-bateau est bien ancrée, bien protégée… Mon homme aime les défis personnels, ceux qu’on relève soi-même, sans la présence d’adversaires. Il n’a jamais eu envie de faire de la régate, et ce, depuis qu’on a un voilier. Je ne le mets donc pas devant le fait accompli, non pas que l’idée ne m’ait pas effleuré l’esprit. Par contre, je l’emberlificote en lui susurrant à l’oreille qu’on pourrait être équipiers sur le Hunter de nos amis. Gagné !
Andrew et Sarah sont d’accord, mais comme ils partent quelques jours, je suis responsable de l’inscription et de la rencontre des skippers. Je m’empresse de communiquer avec Glenn sur Windara, chairman de la régate. J’ai ma paperasse, les instructions seront données dimanche matin au Chat & Chill. Ça va arriver cette fois-ci, je le sens ! Ma dernière tentative de courser remonte à juillet l’année dernière. J’ai voulu participer à la régate féminine de Lévis. Tout était fin prêt quand l’homme m’a dit un truc du genre, « c’est la semaine où il faut réparer nos varangues/supports de plancher avant que passe l’évaluateur nautique. C’est crucial pour être dans les temps avec l’assureur ». Trouble-fête.

Au Chat & Chill, j’écoute Glenn d’une oreille distraite. Aymeric s’amuse à flatter les mollets des gens sur la plage… on me regarde, surpris. Malaise, j’ai un haussement d’épaules, je fais un petit sourire en coin. J’ai le parcours en main, les règlements et mon drapeau de course. Ça ne sera pas en vain que l’on aura passé tout le temps des festivités sur George Town. En soirée, j’essaye de capter Andrew et Sarah, sans succès. Pas grave, on aura bien le temps de se parler demain. Euh, ben non. Je réussis à lire le message de Sarah sur Messanger que très tard la veille de la régate. Elle me dit qu’elle est navrée, mais qu’ils ne le sentent pas du tout ! Faire la course dans 17-20 nœuds de vent suivant un parcours qui slalome parmi les voiliers ancrés pour finalement emprunter un canal commercial où les hauts-fonds sont légion, non merci. Est-ce que je suis déçue ? Oui, bien sûr. Après mure réflexion, je réalise que je suis plus déçue de ne pas avoir eu l’occassion de prendre en photo la course… Est-ce que je leur en veux ? Non, pas du tout. Comment pourrais-je, on n’a même pas osé courser avec notre propre voilier. Tout simplement un petit clin d’œil du destin qui me fait savoir que je suis une voyageuse au long cours, pas une régatière.

En soirée, on termine notre « course » chez Honey Mooner qui nous invite à savourer une daurade coryphène (mahi mahi) fièrement pêché. Je suis stupéfaite, le poisson est presque aussi grand que Sarah qui mesure quand même un peu plus de 5 pieds ! On se tire une buche et jase de notre voyage à Long Island la semaine prochaine. Il souffle un vent d’inattendu… ils nous proposent de les suivre jusqu’à Cuba. Je suis tout excitée. On va peut-être sortir des chantiers battus. À voir la face de Laurent, ce n’est pas gagné. J’aurai tout de même le plaisir d’en discuter avec lui et de m’imaginer à La Havane avant l’arrivée de Walmart.