Trois citadins et un poisson
Key Biscayne, FL (Alice Town, Bimini; the Great Bahama Bank) – Bullock’s Harbor, Berry Islands, BA
Départ le 4 janvier 2017 à 3 h 30 — arrivée le 6 janvier 2017 à 14 h 45
50 ; 41 ; 43 milles nautiques
Au moment même d’écrire ces lignes, la canne pêche valse dangereusement vers l’horizontal sur son support et Laurent s’acharne à mouliner la bête à bord de dorénavent. Sous un ciel bleu d’aplomb et perdu dans l’immensité du Great Bahama Bank, mes pensées vagabondent. Si nos vacances commençaient officiellement il y a 6 mois, en juillet dernier, l’amorce de cette nouvelle étape en eaux turquoise marque sans contredit un tournant. Le regard tourné vers l’horizon sans fin, je suis envahie d’un état de béatitude. Seuls au monde, je ne peux m’empêcher de croire que je suis née sous une bonne étoile. Comme dirait ma maman, j’ai « de la merde collée au cul ». C’est l’une de ses expressions qui m’a toujours laissée perplexe. Mais bon, comment dire, je suis, mais vachement merdeuse ! Quelle part revient à la chance, tout bonnement ? Bien sûr, la vie est parsemée de petites misères et il ne faut pas s’en faire pour autant. Bien sûr, on a travaillé comme des acharnés pour mettre les pieds en famille aux Bahamas. D’ailleurs, en arrivant sur l’île de Bimini, le dockmaster de la marina Brown nous souhaite chaleureusement la bienvenue et nous demande, dans un anglais chantant, « How come it took you guys so long to get here?! » et moi de lui répondre « We just turned thirty, the other option was to wait until we were at least fifty and retired. I’d say we made it here pretty fast! »

J’ai l’impression d’avoir tout juste assimilé ce qui nous arrive depuis quelques jours qu’à nouveau, on se retrouve plongé dans le tourbillon de la vie du sud, en voilier, à la vitesse grand V. D’aucune manière un capitaine ne peut voir ses facultés intellectuelles péricliter, à moins qu’il ne se transforme avec son navire en épave au fond d’une baie. Dans ses îles paradisiaques, Laurent et moi sommes redevenus néophytes, les sens en alertes, de multiples questions sur nos lèvres.
Dans la nuit du 4 janvier, on a remonté l’ancre à 3 h 30 du matin pour entreprendre notre dernière sortie en mer le long de la côte des États-Unis et traverser vers Bimini aux Bahamas. Non pas que la route soit très longue ; elle totalise 50 milles nautiques. Tout simplement, il faut partir de nuit parce qu’arrivé aux Bahamas, les marqueurs de chenal sont soient absents, soient bien nichés sur un banc de sable blanc… Conclusion, il est préférable d’arriver à l’île vers midi, le soleil à son zénith, les patates de corail bien en évidence sous nos lunettes de soleil polarisées. Bref, le corps un peu tout croche de ce réveil brutal, avec Laurent, on s’amuse encore une fois à « chasser » les bouées non illuminées dans le chenal qui nous mène vers la mer. Comme Kate Winslet à la proue, armée de la lampe de poche de plongée (gracieuseté d’Arthur. Je suis toujours sidérée par la capacité d’Arthur de trouver en toutes occasions le cadeau parfait. Désolée mesdames, il est pris maintenant), j’éclaire les environs et je m’excite à chaque fois que le panneau me renvoie les rayons lumineux. Libérés, on vogue vers l’inconnu. On lève notre tasse de café à la fin de l’Intracostal !


Ce mercredi marque la fin de la fenêtre météo qui nous permet de traverser sous un vent du sud-ouest. Selon l’application windfinder, le vent va forcir et virer au nord vers minuit. Avec notre grain de sel, on prévoit donc qu’il faut être à bon port avant 16 h pour éviter d’être pris dans la tourmente et de ne pouvoir prendre la passe qui nous mène à la marina. Le visage caressé par une bonne brise de 13-15 nœuds de vent de travers (c’est définitivement la position — l’allure — préférée de dorénavent, kinky qu’il est), on coupe le moteur et s’en donne à cœur joie dans le cockpit. On n’a pas eu l’occasion de faire de la si belle voile avec autant de plaisir et de finesse depuis deux étés. Laurent a même fait de viles allusions à la possibilité de vendre son âme aux trawlers. On prend notre pied !

-Oasis, Oasis, Oasis, Sophie-Anne répondez
-Oasis, Oasis, Oasis, Sophie-Anne répondez
Oasis ne répond pas, mais je m’empare de la VHF pour me joindre, comme un cheveu sur la soupe, à ce duo de Québécois qui sont partis de Key Biscayne, quelque temps après nous. Un peu interloqué par mon appel, Louis, propriétaire de Sophie-Anne, me répond. Il me fait remarquer l’orage, très visible sur le radar (grrr, je veux encore faire l’autruche et ne pas être rappelée que je n’en ai point) à quelque 8 milles nautiques. Laurent, compas de relèvement au coup, me propose un défi. On garde le cap vers le sud, toutes voiles dehors, pour contourner l’orage. Le courant du golf stream nous sera favorable lorsqu’on remontera vers le nord pour atteindre Alice Town. Mystérieux courant que le Golf Stream. Sur l’écran de l’I-Pad (navionics), notre dérive saute aux yeux. Il se déplace plus ou moins près de la côte de la Floride vers le nord, de 2 à 3 nœuds, et mesure plus de 40 milles nautiques de large. Le profondimètre nous dit soudainement que l’eau est à 24 degrés celsius ! Pari gagner ! Sauf qu’arrivé devant les plus belles eaux que j’ai eu le loisir de voir, l’île de Bimini bien en évidence devant nous, un deuxième orage se développe. Cette fois-ci, le vent le pousse tout droit vers nous. On risque de s’échouer sur la plage si l’on tente de prendre la passe dans plus de 10 nœuds de vent du sud-ouest. Alerte, je suis à la proue à ressentir des dénivellations de plusieurs pieds quand les vagues prennent d’assaut dorénavent. J’ai mal au cœur, mais il me faut absolument rester attentive à la couleur du fond qui change dangereusement de bleu à vert émeraude près du côté vert du chenal. Sains et saufs, on se prend un quai pour la nuit, question de faire les formalités d’entrée et de dormir paisiblement. L’orage explose quelques minutes plus tard ; j’ai mal attaché ma défense et elle me quitte, sans mot dire. Radio Waves, voilier de 36 pieds, nous suit de près et entre au port lors l’accalmie subséquente. Jym, son proprio, a pêché deux énormes dorades pendant sa traversée et propose un pot luck au bar de la marina. C’est la fête !

Entre Laurent moi, j’ai été choisie pour me présenter à l’immigration (mon anglais doit y être pour quelque chose). Qu’une seule personne peut sortir du vaisseau, une fois aux Bahamas, pour remplir les formalités d’arrivée, et ce, tant et aussi longtemps que flotte le drapeau jaune. Hors, déjà que je me suis fait dire que je n’avais pas « l’air d’avoir l’âge d’attendre mon fils », je vais être respectueuse des us et coutumes et mettre des pantalons. Si mon souvenir ne me trompe, les officiers et employés gouvernementaux des pays du sud ou d’Afrique sont toujours tirés à quatre épingles. Je suis happée dans la rue par Louis et Françoise (Sophie Anne) qui me reconnaissent. « Toi, tu dois être dorénavent ! Je t’ai entendu à la VHF. Merci d’avoir appelé. Lui, c’est Roland, c’est lui Oasis qui ne me répondait pas ! On va chez Batelco, la compagnie nationalisée des télécommunications aux Bahamas. Veux-tu y venir ? » Et hup, me voilà en bonne compagnie, en route pour me procurer une carte SIM. Mais quelle idée géniale que d’avoir acheté mon I-Phone chez Appel avant notre départ. Il n’est pas bloqué et je n’ai jamais eu à m’acheter un téléphone de très basse gamme seulement le temps de mon séjour. Il faut se le dire, c’est plus d’un dollars la minute l’appel au Canada… seule une catastrophe nationale me fera prendre la ligne. Sinon, le numéro de Fongo (une application qui outrepasse la ligne du cellulaire) de Laurent fera l’affaire. On a réussi à prendre 7 GB par mois et le réseau doit, c’est-à-dire quand il y a des îles, être fonctionnel sur tout le territoire.

Quelques heures plus tard, je suis enfin de retour à la Marina, les poches vides, mon passeport portant fièrement le tampon des Bahamas. J’ai eu à acquiescer que pendant ma venue en navire, personne de mon équipage n’ait souffert de choléra ou bien de la peste. Je ne pense pas qu’ils parlaient d’Aymeric. Bien attablé devant des sushis maison, Laurent discute avec Jym de pêche… et découvre que le meilleur leurre est bien la pieuvre perroquet à l’œil énorme, machin en plastique coloré fabriqué par une compagnie finlandaise pour la pêche aux Bahamas. Allez comprendre la mondialisation… Jym et sa femme disent partir demain vers Nassau. Je fais la sourde d’oreille, on est aux Bahamas. Pourquoi avoir encore l’impression qu’il faut absolument de nous mordre la queue et avancer, toujours avancer ? Le lendemain, je suis rattrapée par la consternation que je lis sur le visage de Laurent. Une nouvelle fenêtre météo vient de s’ouvrir ; il est possible d’aller à l’Ouest. Sinon, on est ici une semaine voir plus. Un vent à décorner les bœufs est annoncé dans deux jours. Devons-nous rester à la marina ? Purée, on est déjà pas mal pauvre après ce mois de décembre trop gourmand. On a fait l’erreur, la grande erreur de ne pas planifier les coûts excédentaires de la préparation vers les Bahamas… Je ne veux pas payer une semaine de marina, même à 1 $ du pied. Le déclic se fait quand notre voisin quitte le quai pour dormir sur le banc, c’est-à-dire le Great Bahama Bank. On tergiverse suffisamment pour voir disparaître le seul employé de la marina apte à nous faire payer. Je ne sais pas ce que font les autres au juste… Plus de 45 minutes plus tard, il réapparait et on appareille pour une deuxième route de plus de 80 milles nautiques. Destination, les Berry Islands.

À nouveau, une sublime journée pour lever les voiles. L’homme s’affaire à sa canne à pêche et surtout, change le leurre. Je regarde tout autour de moi, Aymeric fait le cheval sur la bôme. « On fait comment pour savoir qu’un poisson a mordu ? » Je ne peux m’empêcher de rire de moi tellement mes questions sont idiotes. Je ne peux faire autrement, la pêche signifie pour moi lire un bon livre… Sinon, je m’emmerde et je fais trop de bruit pour les oreilles délicates des vrais pêcheurs. Laurent, aussi incapable que moi, me répond « ben, je pense qu’on va entendre défiler le fil de la canne à toute vitesse. » Alright.

Ça y est ! Purée, j’entends le fil. Laurent, les yeux ronds, regarde la canne. Euh, là il va falloir prendre le crochet en aluminium pour le remonter ? Je refuse d’harponner la bête. dorénavent avance au pilote automatique, ses deux propriétaires jubilent sur le pont et regarde le poisson comme s’il venait de l’espace.
-C’est quoi ?
-Un poisson
-Merci, Laurent, mais encore quelle sorte de poisson ? Est-ce qu’on peut le manger ?
-Va chercher le livre et prends des photos.
-Je fais quoi avec ? « Cris de stupeur. » Il bouge ! On le met au frigo, sur la glace ? Je n’ai aucune idée.
-Vite, va sur Internet et Google avant que le réseau soit perdu, on est à nulle part ! Faut pas le laisser au soleil.
-C’est un Jack, ça se mange. « On danse sur le pont. » Là, je fais quoi ?

Finalement, je m’obstine à faire entrer un poisson trop grand dans un sac Ziploc trop petit. De temps en temps, le spectacle m’inspire une profonde révulsion. Lorsqu’il spasme, j’ai la chair de poule et je crie. Une grande folle devant son évier. Ses écailles sont couvertes d’une muqueuse, il est froid et gluant. Laurent le soule au rhum dans les ouïes, petite nature que nous sommes, incapables de lui trancher la tête. Il passe finalement la journée dans notre frigo, entier dans son sac Ziploc.
En soirée, je suis loin de me douter que la tâche de dépecer la bête me revient… Purée, pourquoi moi ? L’homme veut bien le cuisiner, mais n’a aucune idée comment ouvrir le poisson pour en faire des filets. Il le regarde d’un air horrifié. On ne va pas rester là à se creuser la tête et à le regarder quand même ?! J’ai en mémoire une discussion entre Chantal et Gaby. Elles s’obstinaient à savoir laquelle d’entre elles avait la meilleure main pour trancher les filets. Mais qu’est-ce qu’elles foutent dans leur temps libre ? Bon, il faut faire deux filets, l’un à droite, l’autre à gauche. La houle résiduelle frappe dorénavent de côté, l’odeur de la bête envahit le carré, le sang coule sur le comptoir. Je devine que je suis un peu verte. Dans une vie antérieure, j’ai passé deux semaines comme cadet de l’air. J’y ai eu la très grande chance d’écorcher un lapin et de le faire griller sur une broche dans la fôret. Mon poisson, à côté, c’est de la petite bière. Vas-y, t’es capable !


La courbe d’apprentissage est à pic ; ce matin, après quelques minutes de navigation, un autre Jack s’attaque à notre leurre. Moi qui croyais que c’était la chance du débutant. Purée, on a conclu hier avec Laurent qu’il vaut mieux ne pas lui couper la tête dans la cuisine et pour ce faire, je vais prendre l’énorme couteau japonais, pas la lame fine allongée servant pour les filets. Bon, il est plus gros… est-ce que je prends la même technique ? J’ai la corde du leurre dans la main et je crie toutes les fois que le poisson bouge sur le bord du voilier. « Vite Laurent, tus-le ! » Ça m’écœure, mais il finira sa vie dépecé dans mon bac à bain, pas d’autres choix. Je suis à la proue quand, en coupant la tête, la queue se remet à frémir. Je hurle à mort, Laurent sort la tête, apeurée. « Tu t’es coupé ? » C’est vrai depuis deux jours, je joue à l’infirmière, ce qui n’était jamais arrivé depuis le départ. Laurent s’est arraché une partie de l’ongle du gros orteil et Aymeric à la lèvre tuméfiée après avoir glissé sur un drap et, en conséquence, happé sa tête sur le contour de notre lit. Il va vraiment falloir trouver un réseau wifi, je massacre l’animal…


