Papiou
Black Point, Exumas — Compass Cay; Highborne ; Nassau — Spanish Well, Eleuthera
Départ le 26 mars — arrivée le 1er avril 2017
15 ; 35 ; 22 ; 45 milles nautiques
Météo, entraînements et cie.
Depuis le dernier front, le vent s’est lentement calmé. Le sinistre augure de Chris Parker ne s’est jamais réalisé. L’homme-météo avait tristement prédit un retour brutal, amplifié, du front que l’on vient tout juste de vivre à Black Point. On ne serait tout de même pas au bout de nos peines, un front est à prévoir à tous les 4 à 5 jours !
Question de préparer adéquatement notre prochaine traversée de 2 jours en mer entre les Bahamas et la côte américaine, on s’astreint ces derniers temps à des exercices de navigation à la dure. Il y a un peu plus d’une semaine, dans l’optique de récupérer Papiou à Nassau, on a abandonné la bande de bateaux-copains derrière nous à Black Point. Les îles bahamiennes forment une barrière naturelle entre le banc où l’eau ne fait jamais plus de 20 pieds et le sound où les profondeurs frôlent 4000 pieds. Ce matin-là, on a pris la direction du nord vers Compass Cay dans le parc naturel des Exuamas. Sur le banc, le vent établi frôle le 22 nœuds et les vagues sont fortes et rapprochées. Ça brasse en titi ! On a le plaisir de vivre notre première rafale à 27 nœuds sous toile depuis la baie de Cheseapake.

Depuis le grand départ, il y a maintenant 6 mois, on se promet de revenir sur nos traces pour savourer davantage les endroits qu’on a laissés en friche. Compass Cay en fait partie. Le chenal est balisé, signe qu’on se rapproche inéluctablement d’Eleuthera et des Abacos. Je m’amuse encore à faire la sirène à la proue, lunettes de soleil polarisées sur le nez pour bien distinguer les hauts fonds. Deux masses jaune pâle, épeurantes, se dessinent très clairement des deux côtés du chenal et laissent deviner les bancs de sable. Le voilier devant nous, Green Ghost, ralentit soudainement. S’il est échoué, on n’aura jamais suffisamment d’espace pour l’éviter… Laurent fait soudainement demi-tour. On attend patiemment avant de s’engager, lentement, très lentement, dans un mouillage enchanteur.

De tous les attraits touristiques de Compass Cay, on choisit de faire route en dingy vers Rachel’s Bubble Bath — le bain à bulle de Rachel. La mer est trop agitée pour traverser la « passe » dans notre pneumatique et visiter l’aquarium à quelques milles nautiques plus loin. La passe, ou bien la cut, comme on dit ici, est un passage entre deux îles où souvent les vagues s’engouffrent avec d’autant plus de force que l’espace est restreint. À coup sûr, le courant s’accélère. Les vagues se déchainent dans le bain, les bulles prennent l’apparence d’une épaisse écume blanche. Purée. On ne pourra tout de même pas se laver aujourd’hui…

À l’aube, on navigue doucement vers la passe de Compasse Cay pour se glisser dans le sound. Surprise ! La mer hachée nous projette dans le cockpit, l’intérieur du voilier vacille (purée, j’ai un de ces bleus sur la cuisse !) Les vagues envoient valser dans les équipets nos affaires de cuisine. Le nez au vent pour rejoindre le large, la houle — mouvement ondulatoire de la mer plus ou moins intense — secoue dorénavent. Bon ben… On s’équipe de nos gilets de sauvetage et on attache nos harnais à l’aide des laisses au voilier. J’ai la trouille. Aymeric joue tranquillement dans sa cabine pendant qu’on envisage la manœuvre à suivre. Quasi rampant, j’escalade le cockpit pour me rendre sur le pont et préparer la grand-voile. Coconne ne l’a pas fait, au mouillage, avant de quitter ce matin. Est-ce qu’on fait demi-tour ? Impossible, le courant de marée contre les vagues produit une mer très agitée. On ne pourra jamais pénétrer dans la passe. Allé hop, on envoie la voilure, ce sera beaucoup plus confortable dans le bateau.

Purée, j’ai mal attaché le mousqueton de la drisse (corde) à la têtière de la grand-voile. Elle oscille au-dessus de notre tête, menaçant de fracasser nos crânes. Soudainement, elle s’enroule à notre pataras, hors de notre portée. « Prends la barre ! » Laurent s’empare de la gaffe pour la récupérer, chancelant sur le pont du voilier. Ne tombe pas dans l’eau. Ne tombe pas dans l’eau. Ça y est. On savoure ce moment de répit avant d’envoyer la grand-voile risée puis le génois. L’allure de travers (le vent à 90 degrés du voilier) est du coup beaucoup plus douillet. Le sourire aux lèvres, on respire.
On tangue et le voilier tape fort dans la vague, mais le calme règne maintenant à bord. Trop heureux, il n’est plus question de faire demi-tour. On est en mer ! La canne à pêche voit danser notre leurre, baptisé Squishy par Aymeric. Bien sûr, le poisson mord juste avant de prendre la passe de Highborne Cay pour rentrer sur le banc. Un deuxième Mahi-Mahi !

Au bureau d’immigration
Papiou arrive à l’aéroport de Nassau en soirée le 30 mars. Après avoir tergiversé, on a décidé de s’installer deux nuits en marina, à Palm Cay. Ce « luxe » est chèrement payé. Ça fait déjà plus de deux mois qu’on n’a pas mis les pieds dans une marina ni navigué dans les quais. Après une journée de moteur sans vent pour rejoindre Nassau, Laurent me hurle : « Appel la dame à la VHF ! Le chenal n’est pas balisé sur la carte ! » Oui, il faut bien suivre le balisage. « Elle veut savoir si on prend du diesel ! » OK. Bonne idée, ça sera fait. Le maître du port nous donne un bon coup de main avant de nous indiquer le quai au fond du bassin. Merdouille, il ne fait que le quart du voilier. Il faut attacher la poupe à deux billots de bois solidement plantés dans l’eau. Déjà, Laurent râle et avec raison. À mon poste, je rate le billot et mon amarre tombe dans l’eau. Le vent emporte de suite l’arrière du bateau dans l’espace du voisin qui heureusement, est vide ! Sur les ordres de Laurent, je saute dans le dingy pour rattraper le billot. En un éclair, j’ai un mal de chien ! Manœuvre à la con… Je me suis éraflé la cuisse sur l’hélice du moteur hors-bord, bien à sa place. En tout, ça prend plus d’une heure pour s’amarrer au quai. Bienvenue à Nassau.

Alors, la petite histoire de coconne continue sur Nassau. Hier, pensant bien faire, on a réservé une voiture de location à la marina. Petit détail anodin, on a oublié de payer la réservation. Résultat, ce matin, toutes les voitures sont déjà en vadrouille. Pour notre part, on est vanupieds. Ça devrait être la journée la plus chargée depuis plusieurs lunes. Aaarrrggghhh — je suis fâchée. « Revenez dans une heure. Une heure plus tard, revenez dans une demi-heure. Le gars s’en vient avec une voiture pour vous ». Il est midi. Petite panique. Si l’on ne se rend pas au bureau de l’immigration aujourd’hui, il faudra faire notre visa dans les îles. Qui sait quand on pourra s’y rendre…

Bingo, le « gars » cogne à notre quai. Grand sourire, je négocie la prise de la voiture pour la modique somme de 60 dollars. Le « gars » reste interdit, puis accepte. C’est habituellement 90 dollars, mais comme je n’ai pas besoin de la voiture demain, il pourra à nouveau la louer. Il est 13 h, on peut finalement prendre la poutre d’escampette vers le centre-ville de Nassau. Garde la gauche Laurent. C’est sexiste, je le sais, mais je me glisse sur la banquette arrière de la voiture avec Aymeric sans même offrir à Laurent de la conduire. Petite nature, j’ai une véritable hantise de conduire à gauche, surtout dans la capitale.
La course se termine devant un grand bâtiment orangé décrépit. Le bureau de l’immigration est achalandé. Il y a du monde partout dans le petit vestibule et l’on fait la file dehors avec les autres. Les fonctionnaires sont tirés à quatre épingles ; on est moite et échevelé… Il est 13 h 30. Revenez dans 45 minutes, l’agente est en pause. Dans l’une des salles d’attente, Aymeric part à la rencontre des dames assises derrière nous. On est bien sûr les seuls blancs à la ronde. L’effet de contraste est encore plus prononcé qu’Aymeric est blond bouclé. Il rigole, charme, puis s’assoit bien confortablement sur les genoux de celle qu’il préfère. La pauvre femme se retrouve avec un poisson en plastique vert fluo sous le nez. Une demi-heure plus tard, il n’en peut plus. On court dans la rampe pour handicapés. Le jeu consiste à attraper ledit poisson vert.

Voilà, on a le droit de prendre l’ascenseur pour se rendre au 3e étage – plus jamais, l’engin du diable est connu pour passer des heures entre les paliers. Purée, c’est bondé ! Il ne reste plus de siège libre dans la très petite salle d’attente. Une odeur de sueur imprègne la pièce. Les visages sombres et défaits tournent le regard vers nous. À la capitale, c’est une occasion de travail voire une amélioration de leur situation financière que recherchent ces gens qui ont immigré d’Haïti ou bien de la République dominicaine vers les Bahamas. J’ai un malaise persistant. On demande de rester sur le territoire pour faire de la voile… C’est presque certain qu’on nous accordera la prolongation souhaitée. On ne peut pas dire la même chose de ces gens, recroquevillés sur leur chaise. Je me rends compte que personne ne semble nous juger ; aucun regard mal veillant n’est dirigé vers nous. Tous sourient à Aymeric.

Merdouille. La secrétaire est bête, c’est hallucinant. Elle nous envoie tout bonnement nos formulaires par la tête. Non, elle n’a pas de stylo… Laurent réussit à s’asseoir et écoute la petite télévision au mur, Aymeric sur ses genoux. L’atmosphère est d’autant plus lourde qu’il y joue une émission sur le trafic sexuel des enfants. Une heure passe, une deuxième puis une troisième. On a chanté, fait du dessin, joué aux marionnettes, écouté la télé, etc. Aymeric se tortille, s’échappe et court en rond devant l’ascenseur. « Aymeric, on va escalader la cage d’escalier ! » Après avoir fait 20 fois les 4 étages, j’entends « Bonnet ! » C’est nous ! On n’a vu aucun agent d’immigration, mais nos fiches d’entrées ont été dûment signées. La secrétaire me demande d’attendre. Secouant la tête, la femme à côté de moi m’enjoint à foutre le camp le plus vite possible. Les papiers sont en bonne et due forme. On s’arrête devant l’ascenseur et salue ceux qui, comme nous, viennent de passer des heures dans cette petite salle. Pendant un bref moment, on a eu l’occasion de vivre une tranche de vie en leur compagnie et, inévitablement, de voir le monde d’une autre manière. Chacun nous dit au revoir chaleureusement.

Papiou arrive dans quelques heures. Ça ne vaut plus la peine de retourner à la marina avant de partir pour l’aéroport. On déambule donc dans le complexe d’Atlantis, dépassé par le luxe des lieux. On vient de passer d’un monde à l’autre. Ici, la bourse Gucci est de mise. Mes godasses sont crottées, j’embaume encore la salle d’attente où , ironiquement, je me sentais beaucoup mieux.

Victoire. Après 30 minutes d’autoroute entrecoupée de multiples ronds-points à gauche, Papiou fait son apparition. Il est bien 23 heures sonnées quand on revient à la marina, heureux et fatigués. Demain, on se sauve de Palm Cay le feu au cul. Les vents seront forts pour notre traversée dans le sound vers Spanish Well. On croise les doigts que Papiou sera vite amariné.

