La galère

Bullock’s Harbor, Berry Islands, BA

Pour la première fois depuis le départ, j’ai envoyé quelques courriels susceptibles d’hameçonner un employeur potentiel au retour. J’ai tâté le terrain. Ironique, n’est-ce pas ? On vient tout juste d’arrivée aux Bahamas, il n’y a pas plus d’une semaine. Est-ce que ça me trouble ? Je ne sais pas non plus, semblerait-il que j’ai toujours de la difficulté à vivre dans le moment présent et que je me plais à me projeter dans le futur en fantasmant. À vrai dire, la galère des derniers jours pèse lourd dans ma tête ennuagée. Vous savez cette espèce d’état où on est pris d’un rire diabolique parce que c’est l’hilarité bruyante et incontrôlable ou bien les pleurs ? J’ai l’impression d’avoir la tête plongée dedans et d’être à la dérive. On a retrouvé Herricane, mais perdu Katmandou. Leur voyage post-Intracostal n’était pas le nôtre et personne ne s’en offusque, mais leur disparition pèse lourd elle aussi.

On a trouvé un parc… il a souffert plusieurs Matthews…

Il fait moche depuis plusieurs jours et les grains, accompagnés de pluie, me laissent morose. Le paysage bucolique des Berrys Islands sous un ciel déclinés en tons de gris me laisse sur ma faim. C’est ça les Bahamas ? C’est pour ça qu’on est ici ? D’ailleurs, on fait quoi maintenant ? Quelqu’un peut m’expliquer comment on fait pour relaxer sur un voilier avec un gamin de 2 ans. Est-ce que je suis cacable de relaxer ? J’ai l’impression d’errer, j’ai le spleen… et les doigts collants. C’est la galère.

 

En ce moment, Laurent a pris la relève, sa bouture ayant déversé la bouteille de savon à vaisselle biodégradable pour nettoyer tout le plancher — il semblerait qu’il (Aymeric, pas Laurent) nous trouve malpropres… Si l’intention est bonne, le résultat tue. Il pleurniche parce qu’il a glissé dans le savon, atterri sur le derrière et que ses fesses le piquent… Détail ironique, mais je pense que c’est qui a fait naitre un sourire sur mon visage et m’a permis de ne pas me taper la tête sur le mur. Je tente de ne pas rigoler devant lui, mais Laurent s’esclaffe ! Je console le bambin qui n’arrête pas de demander pardon, la larme à l’œil, la morve au nez. Lui nu, moi en bobette pour sauver ce qui reste de mes jeans. Purée que ça colle. Oui, bien sûr, c’est arrivé lorsqu’on a décidé de s’ancrer pour la deuxième fois de la journée dans le bassin/trou à ouragan parce que le safran (la longue pièce sous l’eau qui permet de diriger le voilier) trempait dans de la vase… Le deuxième endroit de prédilection se trouve de l’autre côté d’un chenal pas très profond et donne sur un banc de sable et des quais. Vas-y toi; que tu as envie de tester ta chaîne et ton ancre ! Question de garder la trame temporelle un tant soit peu compréhensible, je reviens sur les évènements des derniers jours qui nous ont menés ici, devant ce quai.

L’épicerie dans le camion de Carla et Joe, grands-parents d’Ethan, 6 ans.
Great Harbour Marina
La plage de la Marina

On se sauvait vers les Berry Islands de Bimini pour échapper à un vent de plus de 30 à 40 nœuds et se nicher au cœur du trou à ouragan qu’est Great Harbour Cay. La marina est jolie, le personnel très charmant et, surtout, on s’y sent asphyxié tellement il n’y a aucune goutte de vent. Trois bassins, comme des poupées russes, protègent celui qui réussit à s’y réfugier. Par contre, ça coûte un bras et il n’y a pas d’eau chaude… Bref, on a laissé passer le front froid du nord et pris la décision fatale de sortir du trou à ouragan pour s’ancrer dans un mouillage bucolique tout près, à Bullocks Harbour. On se croyait bien protégé du vent de l’est. Erreur. La première nuit, les rafales enregistrées frôlaient le 27 nœuds et la vague courte levait de petits moutons bien inconfortables. Qu’à cela ne tienne, on est aux Bahamas et l’on se devait d’être dans une carte postale, non ? Le lendemain matin, à chaque fois qu’on tentait de sortir explorer le paysage pastoral qui se décline en blanc et en vert, une pluie courte et drue s’abattait sur nos têtes. Je me suis surprise à soupirer, à ne pas savoir quoi faire de mon corps. Je ne sais d’ailleurs toujours pas ce que j’ai fait hier… Youdelali, en fin d’après-midi, on a réussi à prendre la poutre d’escampette pour escalader la pointe rocailleuse devant nous. Oh ! de l’autre côté de la pointe, il n’y a presque pas de vagues et le vent est calme. Une chicane de couple plus tard, il est décidé qu’il est trop tard pour s’ancrer à nouveau de l’autre côté de la pointe et de profiter de l’accalmie.

Carte postale

À l’heure du souper, les rafales augmentent jusqu’à 33 nœuds et je fais l’autruche. Le bateau tangue et j’ai légèrement mal au cœur, mais bon. Laurent vérifie, le GPS confirme qu’on n’a pas bougé. 21h, les yeux vitreux, je suis un peu sonnée. J’étais tellement morte que je dors depuis une bonne heure déjà — la vie en voilier n’a rien pour améliorer mes dispositions de party pooper. Là, en route pour la toilette, je ne comprends pas de suite ce qui se passe devant mes yeux. Les nuages noirs roulent à toute vitesse poussés par le vent. Le ciel est éclairé par la pleine lune. Notre bimini tremble sous la force des rafales. Tout le navire tire sur sa chaine. Mon estomac se noue. Je ne vois plus la plage, point de repère visuel de l’ancrage. Au contraire, on a même dépassé la pointe rocailleuse qui nous protégeait tout juste de l’assaut des vagues. L’ancre a lâché, on chasse ! Laurent, dubitatif en pyjama, vérifie. Peut-être que la petite nature que je suis exagère, quand même. Le GPS le confirme, on a bougé d’un point trois milles nautiques. Purée ! On se regarde (un autre de ces moments « je pleure ou bien je ris ». Il y en a légion, ces derniers jours). Le courant passe. Je suis contente d’être dans cette galère avec lui. Le plus calmement du monde, on analyse la situation. Après plus de 5 minutes à 25 nœuds de vent, on constate qu’on ne recule plus. L’ancre s’est raccrochée d’elle-même. C’est un pan-pan, non un mayday. N’empêche qu’il est probable qu’elle cède à nouveau tant le courant et les vagues sont intenses (pour un mouillage). Quand la vie vous jette à terre, une promenade en mer, une promenade en mer. Lorsque le vent se calme enfin à 15 nœuds, on lève l’ancre pour nous protéger de l’autre côté de la pointe rocailleuse. Ça va sans dire que c’est notre premier ancrage de nuit… J’ai les cheveux hérissés par le vent, les yeux rivés sur mon profondimètre et mon GPS. La forme de Laurent ressemble à un pantin dans l’obscurité. Ses gestes répétés mille fois depuis le départ guident la danse. On passe une heure dans le cockpit à analyser notre alignement au fil du balancier du voilier, la lumière de la tour de Batelco au loin. J’ose remettre mon pyjama, mais je me lève toutes les deux heures vérifier mon alignement. L’homme, bien au chaud dans son sac de couchage, me demande si tout est correct. C’est ce matin, en émergeant, que je constate combien on est passé près de heurter la pointe et d’être projeté sur les roches. Je ne sais pas s’il y a pire pour un voilier… Ça me rend livide. Pourquoi est-ce que l’ancre a chassé alors qu’on tenait très bien depuis près de 40 heures ? Qu’on l’avait bien sûr bien testée ? L’hypothèse la plus probable demeure la combinaison du courant, des vagues et du vent. Et voilà qu’on est de retour dans notre trou à ouragan, le vent frôle toujours le 20 nœuds. Autre exploit remarquable, on a ancré sous la pluie, elle qui a choisi ce moment précis pour nous gracier de sa présence. Fait étonnant pour nous, on a repéré aux lunettes polarisées les fonds blancs sablonneux pour y jeter l’ancre. Comme elle ne tient pas dans les algues, il faut viser juste. C’est la première fois, mais je doute que ce soit la dernière !

Hackebale

Entre tout ça, bien c’est la bataille contre un ennemi invisible, le con qui a piraté, l’œil bandé et le crochet à la main, mon compte Amazon. Je joue au ping-pong avec la banque et Amazon, c’est un tournoi en plusieurs manches. J’ai reçu un courriel qui m’avise que j’ai commandé un sac à dos noir avec, pour toute décoration, un squelette pour la modique somme de 25 dollars. Oui, certes. Au téléphone, la commis d’Amazon me demande pourquoi je pense que mon compte est sous l’emprise d’un malfaiteur quand elle se met rigoler. « Oh, what a douche. So arrogant. The guy used hackebale3103 as his email address! » Résultat du génie du douche ? Ma carte de crédit est annulée, je n’y ai plus accès. Berry Islands reçoit la visite du postier aux deux/trois semaines, sinon je dois faire migrer ma carte à l’aide de la compagnie d’avion locale. Dans ce dernier cas, c’est trois fois par semaine. Purée.

AArrggghhh
La peste et moi

En me levant à l’instant, je viens de mettre les pieds dans l’eau froide savonneuse du bac noir. Arrggghhh, c’est la galère. J’ai tenté, par conscience écologique, de récupérer le savon à bon escient. Son exploration ménagère aura coûté de l’eau potable et beaucoup de papier essuie-tout… Purée.