50 nuances de rouge
Salt-Pond, Long Island — George Town ; Rudder Cut Cay — Black Point, Exumas Départ le 19 mars à 8 h 7 — arrivée le 22 mars à 16 h 58
45 ; 32 ; 21 milles nautiques
Magenta – ou coconne cramoisie
Pour la petite histoire, portée par la douce mélancolie du retour et navigant dans une infinie subtilité de bleus turquoise entre Long Island et George Town, j’avais en tête d’intituler mon billet 50 nuances de bleus. Je suis très probablement influencée par la poésie du verbe, celle de la V’limeuse* que je lis assidument depuis quelques jours. Au diable… Je dois avoir la grâce d’un pélican qui s’écrase la face au ras des flots, un peu sonné et revenant bredouille de sa pêche. Comme ça ne sert à rien de déguiser la chienne à Jacques, je reviens à ce que je fais de mieux, c’est-à-dire, ironiquement, rire de moi-même. Le tout empreint d’un humour dérisoire à souhait. Sinon, c’est le syndrome de la page blanche qui me guette. Les yeux hagards, je fixe l’écran…

Une journée, la dernière à George Town, si j’ai mon mot à dire. En pauvres couillons, après s’être allongés de plusieurs milles nautiques pour s’écarter des hauts-fonds et pêcher en « haute-mer », le résultat est aberrant. Trois poissons — deux baracudas et un mystère gris de la nature — remis à l’eau ; une ligne cassée et un leurre perdu ! Question nombre, c’est notre meilleure pêche… Pour sortir la canne à pêche de son socle, Laurent a naturellement laissé dérouler le fil, sauf qu’il était trop court. Vlam !
–Est-ce que c’est dangereux le rapala ? Moi, j’appelle ça un leurre, dit Aymeric à Laurent, tout bonnement.
Plaidoyer de l’homme. Top to Bottom, la quincaillerie locale de George Town, vend de l’équipement de pêche. Il nous faut du fil de 100 livres. « boubou à dit que même une petite truite, en raison de ses mouvements, peu cassée un fil de 80 livres ». D’accord, on y restera le temps de faire les courses. Comme ça, on pourra dire au revoir à nos amis et surtout, remplir les formalités de prolongation de notre visa de séjour.

À l’entrée aux Bahamas par voie maritime, le temps alloué sur l’ensemble du territoire de 6 mois. Le cruising permit est valable pour un an. Par contre, par un manège dont seule la bureaucratie étatique a le secret, le visa de séjour est restreint à 90 jours (3 mois) ! C’est à ne rien comprendre. Il faut donc, avant la date fatidique, se rendre dans un bureau de l’immigration — rien de moins — pour y faire renouveler son visa. Bien sûr, j’ai été mis au parfum à Bimini « I’ll give you three months. OK ? At George Town, just renew it. It will be easy, you’ll see. » Si j’avais su, je lui aurais dit « nop, not OK… » Comme les îles bénéficient du tourisme, obtenir le premier visa va de soi. D’autant plus que, par le fait même, la caisse de bord est délestée de 300 $ américains. Mais après, hein, foutez-moi le camp !

Coconne se rend donc au bureau de l’immigration avec Aymeric et Laurent. Comme tout se fait à pied à George Town, c’est le moment idéal. On sera réglo et prêt à accueillir Papillou, baroudeur à cheval, à bord dans quelques jours. On finit par repérer les lieux, situés au deuxième étage d’un casino… chic comme endroit. L’officier à la réception me remet trois formulaires — Aymeric doit toujours remplir les formalités d’entrée et signer. Je dois y apposer son nom… Je disparais à l’extérieur avec lui pour courir quand Laurent nous rappelle brusquement. Coconne est demandée. La femme, gigantesque, habillée vert armé, me jette un regard glacial. Euh. « You cannot extend your visa more than 7 days ahead. » Traduction, il est exécrable d’oser demander une prolongation de séjour, et ce, plus de 7 jours avant la date d’échéance du visa. Purée ! Sidérée, je la regarde. « There is bad weather coming. We live on a sail boat with our child. Can you possibly help us? What happens if we are late because of the weather? » Laconique, elle me lance « It’s the policy. Do not be late! » Coconne est en beau joual vert ! Laurent me sacre un coup de coude dans les côtes et marmonne dans sa barbe « ta gueule, elle peut nous sacrer dehors ! » Ça vole bas. Je ramasse nos clics et nos claques en chialant et râlant à cœur ouvert. Coconne se fait dire d’aller à Nassau, capitale du crime, organisé ou autres. En attendant, j’ai bien l’impression que notre visa ne sera pas renouvelé plus de 24 heures avant la date de tombée…
Laurent, écarlate
– Ça va coco ?
– Ça va. Correct. En général, il y a des vagues, du vent, de la pluie. Ça va. Il y a aussi des poivrons qui sautent dans l’eau.
Pour ce qui est du front, coconne n’avait pas menti ni fabulée. Que nenni ! Les allées et retours de mes pensées n’obéissent jamais ou presque à l’ordre temporel des choses ; il en va de même ici. Du coq-à-l’âne, on passe de George Town à Black Point, charmant village bahamien qu’on n’a pas eu le temps de visiter jusqu’à maintenant en raison d’un fort vent de l’ouest. Sandflea — Ben, Tambi & Molly — y a passé deux semaines et ils affirment hors de tout doute que le fond est bon pour le prochain front. WindFinder annonce des rafales à un maximum de 28 nœuds. D’l’a petite bière.



On a donc passé la journée de jeudi avec Robin, Baila et SandFlea. Les hommes à la chasse sous-marine, les femmes avec les gamins sur la plage. Aussi machiste que ça peut sembler, indépendante, j’ai conduit mes copines en dingy. De surcroit, on a eu une super conversation sur nos consommations d’énergie et les solutions envisagées par l’une et l’autre pour pallier les déficits. Happy Hours pour tous chez Scorpio’s avant d’être enfermés comme des sardines sur nos voiliers respectifs par la force du vent à venir.


5 heures du matin. Le vent se déchaine dehors, on est loin du 28 nœuds annoncés. C’est plutôt 35 nœuds, oui. Purée, il fallait lire Chris Parker — s’il demeure un parfait inconnu pour nous, Brad n’ouvre même plus les courriels du météorologue tellement la météo est pourrie dernièrement ! Relativement bien protégé des vagues, on se recouche, rassuré de voir l’alarme de l’ancre au calme et les voisins ancrés là où ils doivent l’être… Jusqu’à ce que Laurent se lève d’un bond, alerté par un faisceau lumineux sur le plafond de la cabine. Devant nous, surgit soudainement de la noirceur un ketch — voilier de deux mâts. Le navire d’environ 50 pieds avance latéralement vers nous à une vitesse fulgurante. Je suis figée sur place, le cockpit central du monstre bien en vue à quelques pieds de notre proue. J’ai peine à y croire en voyant la forme de T que dessinent nos voiliers. Même sans nous percuter, si notre chaine se prend dans son hélice, le guindeau cède ou bien l’ancre se déprend. Dans les deux cas, c’est un jeu de domino avec les navires ancrés derrière nous. C’est la fin, c’est ici que se termine notre voyage. Ces pensées m’effleurent l’esprit avec une clarté saisissante.

J’ai les jambes flageolantes, le cœur qui bat la chamade. Une hausse soudaine de stresse, je sens les remontées acides dans ma gorge. Ce n’est pas le temps d’être malade ! Je me précipite pour mettre la clef dans l’ignition, peut-être le moteur sera-t-il notre seul espoir ? Lentement, je vois le ketch se dégager et dépasser notre chaine puis notre proue. Comment se fait-il qu’on soit indemne? Assise dans la descente, je tremble. Le vent frôle toujours le 35 nœuds de vent établi. Laurent arpente le pont en hurlant au voilier de sortir de la zone d’ancrage et de se réfugier plus loin dans la baie, là où il ne sera pas un danger pour personne.

À chaque « putain », la terreur s’empare de moi et je fonds en larmes. Je lui suis tellement reconnaissante d’être dehors à surveiller. Trois voiliers tentent maintenant de se réancrer juste à côté de nous. Armé de la lampe de poche de plongée, il éclaire les voiliers qui s’évertuent à tourner sans relâche autour de nous depuis 30 minutes. Incapable d’assister au spectacle désolant, je me contente d’allumer toutes les lumières de l’intérieur du carré. On sera au moins visible dans la nuit opaque. Je craque et je m’empare de la VHF, sachant bien que les putains de conards ne m’entendront pas, leur radio fermée et silencieuse. Jusqu’à maintenant, ils sont restés muets aux appels précédents. D’une voix étranglée, je lance un « Vessels trying to re-anchor. You almost hit us. Please get out of the bay! Everyone get your lights on to be seen. » On me répond, calmement, « Let’s keep calm and not second guessed the guys. It could be us ».

On y est toujours, le tourbillon de vent et d’émotions prenant d’assaut sans relâche dorénavent. Bah, ce n’est pas George Town quand même… Non, c’est pire ! Je viens de voir un grain passé qui a chatouillé l’anémomètre à plus de 46 nœuds (92 kilomètres-heure) ! Attache ta tuque avec de la broche et surveille comme un dément ton ancre. Je suis bien avertie, l’homme clame haut et fort que le prochain front de l’est, on sera là où il n’y a strictement personne d’autre. Il faudra demander à Luc Bernuy si l’augmentation de la violence des fronts et leur durée, c’était aussi dans les notes de bas de page de notre contrat. Il ne faut pas s’y méprendre, ça vaut vraiment la peine d’être ici ! Pensez juste à prendre une grosse ancre…


Jaunâtre, ce poisson
Aujourd’hui, comme écrire vaut bien une thérapie intensive — lire que je peux faire l’autruche et ne pas entendre le vent de 30 nœuds dans le gréement dormant — j’enchaine.
Puis, ça valait la peine ou non de s’équiper à nouveau pour la pêche. Purée, oui ! Un peu penaud, Laurent sort du Top to Bottom avec une facture salée de plus de cent dollars américains. Bon, ben, on n’a plus qu’à faire la danse du rapala sur le pont. En route pour Rudder Cut Cay, juste avant Black Point, on tourne sur nous même dans le cockpit en chantant « go, go, go rapala, ramène-nous un Mahi-Mahi ». Dorade, le terme français, ne signifie rien pour Aymeric.

Dès que le sondeur perd la boule, on se situe à des profondeurs qui atteignent plus de 300 pieds. Laurent actionne le moulinet de la canne à pêche et regarde le fil se dérouler à l’arrière du voilier. Avant le départ de George Town, il a pris soin d’en déplacer le socle. Surprise, en plus de giter dans les allures de pré, la houle vient percuter la coque de dorénavent et cause de sérieuses pertes d’horizon. On file à plus de 6 nœuds sur le fond, euphorique. On célèbre notre troisième superbe journée de voile depuis notre visite de Long Island. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien manger pour dîner ?

Soudainement, avant que j’aie le temps de faire les sandwichs, c’est la débandade. La canne crache le son du cliquet qui se déroule à une vitesse grand V. Je prends la barre, Laurent saute sur la canne. Cette fois, il ne pourra nous échapper. Incantateurs, on chante à la gloire de Poséidon, peu importe ce qu’il y a au bout de l’hameçon. Aymeric dort dans sa cabine, seuls Laurent et moi participons à cette pêche sportive.

Réduit la voilure, ce conard tire sur la ligne ! En naviguant à 60 degrés du vent, j’ouvre l’écoute de grand-voile pour ralentir notre destrier. Leçon d’humilité, mes voiles étant mal réglées au départ, ce simple ajustement augmente notre vitesse à 7-8 nœuds sur le fond. Euh. C’est quand encore le cours sur le réglage des voiles ? À l’automne, non ? Laurent retire peu à peu ses épluchures d’oignon tellement il commence à avoir chaud. « Encore, je fight le voilier et non le poisson ». J’affale le génois en vitesse et on passe la barre des 4,5 nœuds. Pénard, le regard au loin, Laurent réfléchit à la meilleure stratégie pour ramener à bord le poisson-mystère. Un bond au-dessus de l’eau et c’est l’allégresse ! Un Mahi-Mahi, un Mahi-Mahi ! Les paris viennent de doubler. Il ne faut surtout pas le perdre. Notre égo ne pourrait pas le supporter et que dire de nos estomacs.

Aymeric, debout, attend sagement dans le cockpit et appelle rapala. Je me sens gauche — parce que je le suis… — avec la gaffe dans les mains, prête à sauter dans la voiture-bateau pour remonter la bête d’un jaune stupéfiant. Non, Claudie. « Nouveau plan, viens derrière moi ». On a tous une crainte fondée, celle de voir la mâchoire du Mahi se détacher du corps et, par conséquent, le poisson se faufiler entre les eaux. Finalement, à quatre mains, on agrippe le fil de pêche pour balancer fishy dans le cockpit. Un petit coup de rhum dans les ouïes et le voilà au paradis. C’est assez expéditif comme tuerie. Déjà, le jaune des écailles s’estompe et le vert tourne au gris. Tristounet. Laurent le mesure et me regarde, surpris : 3 pieds !
J’ai l’estomac dans les talons. Très gentil d’être passé nous voir fishy, mais sur l’heure du dîner, j’ai faim moi. Il est près d’une heure et je sais pertinemment que je dois nettoyer le Mahi pour ne pas perdre sa chair recherchée. C’est un cadeau rare que l’on tient entre nos mains. Tout équipée, je me mets à la tâche. À la barre, Laurent me dit « si je devais devenir végétarien, c’est maintenant ». Je regarde autour de moi. Chaussures, mollets et bancs sont écarlates en raison de mon carnage. Je ne sens pas la houle, mais je la subis. Dans la précision de mes gestes pour couper les filets, le mouvement du voilier finit par avoir raison de moi. Arrrggghhh. Je vais être malade. Un bond par dessus les entrailles pour mettre les victuailles au frigo, je m’empare des biscuits soda et prie pour éviter la toilette. Ouf, de justesse. Laurent nettoie et je fais griller des bagels pour le dîner.
Cyan comme l’océan
Après notre traversée de Goerge Town, on rencontre SandFlea à Rudder Cut Cay où se trouve la superbe sirène au piano. C’est une œuvre en inox de Jason deClaires Taylor réalisée en 2011 et commandée par David Copperfield, propriétaire de l’île. Elle se situe à plus de 15 pieds sur un fond de sable. Un méchant courant et ma combinaison de néoprène m’empêchent de bien la voir. Équipée d’une ceinture de poids, j’y descends pour me cogner brusquement la tête sur la sienne. Bravo coconne.



Parlant de tête, depuis quelque temps, j’ai le ras-le-bol d’avoir les cheveux gras, réminiscence d’une partie de mon adolescence reléguée aux oubliettes. J’ai donc adopté une coiffure joyeusement baptisée Raël. Oui, c’est bien pour lui témoigner tout mon respect que j’ai nommé en son nom le chignon gras en boule sur le haut de mon crâne. C’est le leader d’une secte — le nom m’échappe pour le moment, le Soleil levant, peut-être. Habillé de blanc, il est surtout affublé d’une peignure haute en couleur. Ne serait-il pas en France d’ailleurs ?

Je suis loin de me sentir comme une sirène. Au contraire, je me baigne dans la mer sans y plonger la tête pour ne pas ressentir l’effet poisseux qui s’ensuit inlassablement. Enfant, je me souviens que je trouvais ces adultes qui ne voulaient jamais plonger terriblement emmerdants…

J’ai pris une décision stratégique… j’ai maintenant le droit de me laver les cheveux aux quatre jours et non plus au 6 voire 10 jours. Ils sont donc libres les deux premiers jours, le troisième voit apparaître la queue de cheval et le quatrième, Raël. Pour réussi ce tour de magie, je suis équipée de L’Oréal, parce que je le mérite bien. Clairement, mon revitalisant n’est pas une arme adéquate contre l’eau de mer. Pour y remédier, j’applique mon masque hydratant pour cheveux sans rincer le tout, contrairement aux instructions. Depuis, oh miracle, j’ai les cheveux au vent !
*Mailhot, Carl & Manny, Domique, La V’limeuse autour du monde. Six années de navigation en famille, Montréal, Groupe Nautique Grand-Nord et Bas-St-Laurent, 1997.