2/3 — l’heure du bilan

Marsh Harbour, Abacos — Man-O-War, Abacos
Départ le 13 avril — arrivée le 13 avril 2017
7 milles nautiques

 2/3 — l’heure du bilan
Bien ancré dans le banc de sable de Man-O-War, on se la coule douce avant de revoir les eaux brunâtres de l’Intracostal. Pincement au cœur s’il en est un. Depuis plusieurs jours, on vit au gré du vent en famille dans notre bulle. C’était un peu ainsi qu’on imaginait notre voyage et voilà que, soudain, à la brunante, on goûte au plaisir d’être entre nous, seuls au monde dans un mouillage idyllique. Je m’imaginais partir en voyage au long cours et, par osmose, peut-être, être regaillardie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Un petit coup de baguette magique de ma marraine la fée. Bien sûr, le choc « de vie » est encore plus brutal. Aujourd’hui, je suis choyée ; je peux dire que je suis exactement là où je dois l’être, que je fais exactement ce que je dois faire. Le sentiment est encore plus puissant que je ne l’ai éprouvé que de rares fois dans ma vie. Le plus fou, je comprends maintenant qu’un couple puisse fonder une compagnie, travailler ensemble, avoir des enfants et, bien sûr, être toujours en amour. La vie de voileux fait ressortir les forces de caractère, soude et unie.

Man-O-War vue de notre voilier

Pat et Pat sur Xalya sont déjà aux îles Turks et Caicos pendant qu’on frotte à la brosse à dents l’accastillage rouillé… Ce n’est pas des plus reluisant. Récemment, en discutant avec Brad (Baila), il me disait être heureux. Lynn et lui sont sur la même longueur d’onde et, après l’année « la plus relaxante et la plus stressante » de sa vie, ils ont hâte de rentrer, tout bonnement. C’est que l’heure du retour a sonné. J’ai beau étirer la sauce, je ne pourrais faire l’autruche plus longtemps. J’aime Laurent profondément. Aujourd’hui, sans succès, j’ai tenté une ultime fois de le faire dérailler. « Comme on, chéri, on se sauve vers les Antilles ». Rationnellement, ça n’a aucun sens ; c’était l’année de test, j’ai accepté de m’y soumettre et de rentrer.

Donnez-moi la pilule rouge, je ne veux pas retourner dans la matrice ! L’appel de la sirène est d’autant plus fort que j’ai reçu un courriel d’une gestionnaire de la ville de Montréal qui m’offrait un poste temporaire. Elle a conservé mon CV plus d’un an… Certes, elle cherchait quelqu’un pour un remplacement, et ce, immédiatement. Un doux velours, tout de même. Je tiens à remercier nos amis Amélie et Simon. Ils ont incroyablement atténué notre stress en nous offrant de louer leur condo près du parc Fullum à Montréal. Bobo du Plateau un jour, bobo du Plateau toujours. Aymeric rejoindra aussi son copain Gabriel à la garderie. Halte aux humeurs aigre-douce, il faut faire le bilan.

dessert!

dorénavent
S’il y a un doute qu’il n’est plus permis d’avoir, c’est celui du choix et de la performance de notre voilier. Confortable et rapide, en aucun moment on a regretté de l’avoir pour monture. Mi-course mi-croisière, l’intérieur en bois clair lui donne des airs de chalet douillet. Sa quille à un tirant d’eau — la longueur sous le bateau — très faible. Aux Bahamas, c’est un must. Les vents sont forts et comme les reliefs sont très plats, il faut se rapprocher des côtes pour être bien protégé des vagues. Le seul hic, c’est que dorénavent n’a que deux cabines. Paradoxalement, à l’origine, c’est ce qui a fait pencher la balance en sa faveur. La version propriétaire à deux cabines offre un très très grand coffre de rangement dans le cockpit.

Un petit mot sur l’entretien, fuyez néophytes… Ces derniers jours, la liste des travaux menus s’allonge puisque le rythme du retour sera beaucoup plus soutenu dans l’Intracostal. Une heure de bricole, une heure de baignade, c’est le ratio de l’heure.

Balade en ville. Nous sommes les premiers clients de la journée.

Depuis 8 mois, on n’a eu aucun pépin majeur, nada. Sauf qu’on a eu une peur bleue à Staniel Cay, l’arbre d’hélice croulait sous les filets de pêche. Laurent vient tout juste de gratter la coque du voilier et celle du dingy pour une deuxième fois. Sinon, il a changé les anodes meurtries. J’ai cousu le vaigrage – oui, le tapis laid qui pendouille du plafond au-dessus de notre couchette – qui en bavait encore. L’air chaud et salé ne lui réussit pas du tout. Bien sûr, j’ai attaqué la rouille de surface, un petit coin à la fois.

Constats chiffrés
Depuis le début du printemps, les panneaux solaires produisent suffisamment pour combler nos besoins énergétiques en plus de recharger les appareils électroniques du bord. C’est simple, le soleil est plus et les heures de luminosité augmentent à la vitesse grand V. Quand même, une éolienne ne serait pas de trop pour la descente à l’automne… Sinon, une bonbonne de 20 livres de propane perdure presque trois mois. Comme on en a deux à bord, ça n’a jamais causé de souci.

Avec un réservoir d’eau douce qui fuit, on se croyait cuit… Sans pré serré bâbord, on arrive toujours à maintenir notre consommation à 20 gallons par semaine. Champion !

Money Honey
S’il y a une chose qui surprend, c’est bien la gestion financière qu’exige notre séjour aux Bahamas. Sur la côte est des États-Unis, comme tout peut être payé avec la carte de crédit, c’est beaucoup plus facile de faire le bilan à la fin du mois. Ici, on s’astreint assidument à inscrire sur une étiquette collée à un Ziploc l’argent comptant dépensé et le lieu du crime. Dans le Ziploc sous la table à carte se trouve notre magot (du moins, le mien, le Ziploc de Laurent est caché ailleurs…). Donc, pour l’image mentale, le 1,50 $ que je viens de débourser pour mettre mes ordures à la benne sera religieusement comptabilisé. Gare à mes fesses si l’écart à la fin du mois est de plus de 5 dollars ! C’est important, le taux de change plus les frais de banque gonflent le montant à près de 10 dollars. Bien sûr, je niaise Laurent. J’étais loin de me douter qu’il déteindrait sur moi.

Combien ça coûte ? J’ai souvent entendu « tout ce que tu as ! » Laurent a déniché quelque part que le montant mensuel requis en voilier se rapproche à quelques dollars près de celui d’avant le départ, dans la matrice. Dans notre cas, l’homme a décrété qu’un maximum de 2000 dollars canadiens par mois serait dépensé. Donc, chacun reçoit chaque mois un virement de ses placements de 1000 dollars. Oui, c’est bien une paye, mais elle vient directement de nos poches, gagnée à la dure avant le départ.

J’ai trouvé un téléphone payant!

Ici, il n’y a rien à acheter, aucune activité payante proposée. Un resto par mois, tout au plus. On fuit maintenant les marinas qui ne servent que de lieux d’approvisionnement en eau potable (payante), diesel, gazoline et trucs machins de bateaux. Laurent pêche, je réussis à faire des filets… Malgré tout, on se retrouve à la fin du mois à manger des conserves. Elle est où l’arnaque ? Le taux de change du dollar canadien couplé au coût explosif des denrées alimentaires font qu’on dépense en moyenne plus de 1000 dollars par mois en nourriture. Comme les produits « frais » sont souvent dans un état liquéfiés, ça laisse un tout petit goût amer. On va s’en remettre, il ne faut pas s’en faire pour nous.

Visite du musée le jeudi

Une deuxième erreur financière, c’est de penser que chaque mois la somme des dépenses sera plus ou moins égale. La traversée en décembre a fait flamber le mince surplus de la caisse de bord — équipements de pêche, épicerie pour les prochains mois (j’avais 300 dollars de lait UHT caché dans le grand coffre), génératrice, etc. Deux mois et demi plus tard, le constat choque. Il n’y a plus de conserve à bord et la seule épicerie digne de ce nom vend la « canne » de maïs 3 $… Bref, on ne gaspille rien et on mange très bien, mais sans extravagances. Malgré les grands approvisionnements, ça coûte toujours 1000 dollars de bouffe par mois. On croyait pouvoir mettre de l’argent de côté, c’est-à-dire le surplus non utilisé chaque mois. Il n’y en a jamais !

Authentique lave-linge

S.O.S camping
Je suis partie avec l’idée en tête que j’allais faire du camping pendant un an. J’ai donc un minuscule matelas de sol gonflable rose qui se dégonfle selon son bon plaisir; une batterie de cuisine en poupée russe qui rouille ; j’ai manqué de cuillères et j’avais grandement besoin d’un panier à produits frais pour le frigo — Chantal a dû les apporter (honte, rouge de honte). Jamais, au grand jamais, faire du voilier ne sera une vie de luxe — au contraire de ce que peut laisser croire le prix des navires ! Par contre, ne fais pas cette erreur de débutante. Si tu t’en sers à la cuisine à la maison et que tu aimes bien, tu as le droit de l’apporter. Croyez-moi, j’en suis à reluquer, salive à la commissure des lèvres, les chaudrons de mes copines ! Le plaisir gastronomique est le péché capital fortement recommandé à bord — les autres, c’est personnel.

Ma collection de photos de cordes à linge

Imagine passer un an avec l’odeur nauséabonde d’une lingette mouillée à l’eau de mer qui ne sèche jamais. Ouf. Au moins, j’avais un stock énorme d’éponges. Merci Costco. Et puis, toute ta vaisselle est en plastique. Oui, du plastique aux couleurs de Pâques pour mieux relever les saveurs, dans notre cas. La laver à l’eau froide (et salée) relève d’une tâche herculéenne, surtout lorsque tu as cuisiné de la viande hachée. On n’a pas de bac pour la faire sécher, mais un tapis d’égouttoir qui sent maintenant tellement fort l’oignon qu’on pourrait s’en servir pour faire de l’exorcisme. Même le blanchir au soleil sur le pont n’y fait plus. À force d’avoir des pains aux allures loufoques, j’ai réussi à convaincre Laurent d’acheter deux moules. Ce qui t’écœure à la maison ne va pas disparaitre, mais bien s’intensifier après une année de camping !

Quoi encore… les œufs, s’ils sont retournés tous les jours, se conservent un mois à l’air libre, et ce, bien qu’ils aient été réfrigérés. La totalité des sauces, moutarde et condiment dans le frigo survivent très bien dans un équipet. Le taux de sucre garantit à lui seul la survie de la sauce BBQ… La mayonnaise, si elle n’est pas contaminée, peut aussi être conservée sur une tablette. Ne jamais y plonger la cuillère avec laquelle tu as servi ladite moutarde. Si rangées sous un lit (lire au noir), le plus près possible de l’eau pour la fraîcheur, les pommes sont mangeables pendant 2-3 semaines, les oranges un mois. Bien les envelopper dans de multiples couches de papier journal et vérifier les stocks aux 3 jours. Il faut enlever toutes les étiquettes des boites de conserve, lieux de prédilection des œufs de coquerelles (cafards). Ne pas oublier d’écrire sur ce qui s’y trouve en marqueur indélébile… Surprise, des épinards. J’ai même une copine qui se débarrasse de tout le carton des emballages de pâtes et de Kraft Diner.

Sous mon lit

Une mousse mémoire sur les matelas — si personne n’est en entrainement de propreté, c’est un must ! J’ai même entenu des ragots comme quoi certains équipages prennent les coussins du carré comme oreillers la nuit. Halte au camping. De même que pour la cuisine, ce que tu portes la fin de semaine, apporte le. Aaarrgghhh je me retrouve habillée en espèce de bloc deux couleurs — la napolitaine, sans le chocolat. Tous mes hauts et mes bas sont monochromes. Je ne sais pas ce qui m’ait passé par la tête avant de partir. Une chance que j’ai échangé une culotte courte (short) avec Katie — Robin — qui a la même taille que moi.

Encore le foutu camping… mon meilleur cotton ouaté (une petite laine pour mamiline, un pull pour la France) périclite depuis les Bahamas. La fermeture éclaire, grugée au vert de gris (pour la def. hydrocarbonate de cuivre qui se forme sur les objets de cuivre, de bronze, qui sont exposés à l’air humide) à rompu hier soir. Mes boutons de jeans ont la même maladie. À la maison, j’aime nagé avec un maillot une pièce. Bien sûr, en camping on est sexy alors je ne l’ai pas… Mes sandales Mephisto, des durs à cuire de plus de 5 ans, ont rendues l’âme dans le fond boueux d’une baie. Je suis donc prise avec des gougounes roses lesquelles sont très douteuses pour l’escalade des côtes en calcaire. Là, par contre, comme on fréquente les douches des marinas et autres, c’est comme au camping ! N’oublie pas les gougounes douteuses sinon tu reviens avec de nouveaux amis sous les pieds. Au moins un membre d’équipage par voilier tombe au combat.

Man-O-War

Le summum de l’année en camping, c’est d’avoir à transvider de l’huile de bébé dans les chiottes le matin pour lubrifier la pompe de la toilette. À l’inverse, la nuit, je mets du vinaigre pour détartrer le fond de la cuvette qui prend des allures de cafetière.

Parlant de bouffe
Peut-être qu’on sent le bohème… Sur son catamaran Ubuntu, David passe rapidement nous demander si on peut lui prêter un coup de main pour l’ancrage du voilier de ses amis. Ils ont un problème de moteur et ne peuvent donc pas s’en servir. À trois, on regarde passionnément la démarche qui consiste à pousser le voilier avec le dingy pour le faire culer — en anglais, on dit reculer sur l’ancre. Pour nous remercier, David nous invite à souper le jour même. Qu’on est gâté ! Trempette d’artichauts, croutons maisons, vin et apéritifs, pâtes au thon, le tout dans une ambiance très bon enfant. David fait du charter, je ne peux que le recommander vivement.

Ubuntu

Michael et Robert, les amis de David au moteur défaillant, relaxent dans le cockpit. Bien sûr, personne ne parle français. Laurent se penche et me chuchote à l’oreille : « tu crois qu’ils sont gais ? » Je me suis posé la question, mais, honnêtement, non. Ça fait un bail que je n’ai pas vu d’homme aussi masculin, la mâchoire bien carrée et la stature imposante. En fait, ils viennent des îles Féroé (Fairway) en Scandinavie ! On discute en anglais, langue seconde pour eux comme pour nous. Tout le monde est un peu pogné jusqu’à ce qu’Aymeric décide de faire un méchant câlin à Michael. Euh. Il rigole et lui flatte la tête en m’expliquant qu’il est papa de 5 enfants et que le plus jeune à 3 ans !

Wanderlust II

Heureux de cette bonne bouffe, on se repose après avoir jeté l’ancre à Man-O-War, On entend un hého dehors. La technique consiste à subtilement faire la marmotte du haut de l’escalier de la descente. Un catamaran (Wanderlust II – tout inclus) est ancré derrière nous et deux invités du bord sont en kayak à notre porte. « We saw the Canadian flag, I had to come and say hello! I come from Calgary! » Erin expérimente les joies de la voile pour la première fois et Vicky accompagne son mari. Cette année, ils ont décidé de laisser leur trawler à Catskill dans l’État de New York. Elles bavardent un petit brin; Shellbe les attend pour le souper. Erin s’en fait un peu, toute cette bouffe qu’il faut jetée à l’eau après le repas. Je bondis ! Quoi, non, il ne faut jamais rien gaspiller et encore moins jeté de la bouffe par-dessus bord ! Sans le savoir, je me suis magasiné près d’une semaine d’épicerie. Accompagnées de Shellbe, Erin et Vicky reviennent nous porter une profusion de victuailles. Une tarte épicée qui ressemble à de la lasagne, du poulet à la mangue, des fruits, des légumes, du pain, du fromage, du chocolat, et j’en passe. Deux bouteilles de vin froides apparaissent sur la jupe. « From my husband. He said ‘a special gift for stoping at Catskill’ ». Encore une fois, je suis sidérée. J’imagine que c’est loin d’être la dernière.